Le destin des grands héros qui font partie du panthéon de la BD franco-belge ne laisse pas de m’étonner. J’allais écrire « le destin posthume » mais l’expression serait impropre puisque ce qui les caractérise est précisément le fait de refuser de mourir. C’est de leur destin après le décès ou le retrait de leur(s) créateur(s) que je veux parler ici, une fois encore. Car l’actualité éditoriale offre matière à s’étonner.

Voici tout d’abord Dakota 1880, un album d’Appollo, Brüno et Laurence Croix, chez Dargaud, qui, en suivant les péripéties d’un voyage en diligence qu’il escorte, prétend nous révéler qui était le vrai Lucky Luke, celui qui aurait servi de modèle au personnage de Morris et Goscinny. Pour cet hommage au célèbre cow-boy, Appollo a donc choisi la voie d’une approche pseudo-documentaire, ce qui est assez malin. Et, dans la grande tradition goscinnyenne, il met sur la route du jeune Luke quelques figures historiques, tels Louis Riel et Annie Oakley – sans oublier Curly Wilcox emprunté au Stagecoach de John Ford. Comme l’écrit Yann Passeron dans Zoo, « l’album se démarque nettement de la série originale par son absence d’humour. Brüno, avec son dessin minimaliste et rigoureux, compose une histoire réaliste crédible… » L’album est réussi, sans aucun doute. Mais sacré tour de passe-passe, tout de même, que de chercher à nous faire croire que nous verrions enfin le vrai Lucky Luke. Car il est évident que la vérité du personnage est dans les albums qui ont fait sa gloire et nulle part ailleurs.

Et c’est cette vérité, précisément, qui est de plus en plus mise à mal et en quelque sorte éparpillée par les réinterprétations du personnage auxquelles se livrent les repreneurs, sous couvert d’hommage et avec la bénédiction de l’éditeur qui n’y voit que son intérêt commercial à court terme. Mathieu Bonhomme fut le premier avec L’Homme qui tua Lucky Luke, en 2016, et Brüno est déjà le sixième (après Bouzard, Mawil, König et Blutch) ! Or, si les continuateurs de Jacobs s’efforcent de rester fidèles à la version originale de Blake et Mortimer (celui qui s’en est le plus écarté, en multipliant les gros plans, étant Floc’h), si Conrad et Elric s’efforcent respectivement, avec plus ou moins de bonheur, de rester fidèles au trait des créateurs d’Astérix et d’Iznogoud, Lucky Luke connaît, lui, toutes sortes de métamorphoses dont on se demande ce que Morris aurait pu penser.

Et l’on annonce déjà pour le 20 février la sortie d’un deuxième opus de Bouzard, L’Homme qui a vu…, en forme de reportage sur le tournage de la série qui sera prochainement diffusée sur Disney + puis France Télévision (8 épisodes avec Alban Lenoir dans le rôle titre).

Quant à l’autre cow-boy emblématique de la bande dessinée franco-belge, j’ai nommé Mike Blueberry, il semble bien parti pour connaître un sort analogue. Après la très dispensable reprise par Joann Sfar et Christophe Blain, Dargaud, encore, nous propose un album collectif de 128 pages, Sur la piste de Blueberry, qui réunit des histoires courtes par une pléiade d’auteurs aux styles différents. Quel que soit le talent de nombre d’entre eux, comment ne pas être déçu par ces récits longs au maximum de 8 pages, quand on a été marqué à jamais par les intrigues interminables, à tiroirs et rebondissements, dont Jean-Michel Charlier avait le secret, et singulièrement par le « cycle de Chihuahua Pearl » dont on peut considérer qu’il s’étire sur un total de onze albums dont la parution s’est échelonnée sur près de deux décennies ? Rien de ce qui faisait l’extraordinaire densité de ces histoires ne se retrouve ici ; il ne reste qu’une collection d’anecdotes et une imagerie rebattue.

En vérité, sous couvert d’hommage, les auteurs professionnels se sont tout bonnement appropriés les façons de la fan-fiction, jouant en toute impunité avec les héros qui ont bercé leur jeunesse et sont restés chers à leur cœur. N’y aurait-il pas confusion des rôles ?

Désormais, un héros de bande dessinée humoristique peut se muer en aventurier viril ; inversement, le protagoniste d’une saga épique peut revenir sous les traits d’un héros comique. Ces changements de répertoires procèdent, ni plus ni moins, de la parodie. On peut douter que tout cela soit au bénéfice du mythe et de la postérité.