Lisant l’album de la Britannique Zoe Thorogood It’s lonely at the Centre of the Earth (l’édition française, éditée par HiComics, a conservé le titre anglais), je me suis dit qu’un titre alternatif pour ce « roman autobio-graphique » aurait pu être Le Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir. Marguerite Porete a écrit ce livre en 1295 et elle fut brûlée vive avec son œuvre pour hérésie. Zoe Thorogood ne risque pas le même sort mais la mort n’en plane pas moins sur ses pages puisque son récit s’ouvre sur la tentation du suicide.

« On se sent bien seul au centre de la Terre » est une sorte de journal de bord tenu pendant six mois, alors que la jeune dessinatrice britannique avait vingt-trois ans et que son nom commençait à circuler dans les milieux spécialisés (qualifiée un peu partout de rising star, elle est perçue comme « l’avenir des comics », selon une formule ironiquement répétée à plusieurs reprises). Elle en a vingt-cinq aujourd’hui.

Couverture de l'album de Zoe Thorogood "It's lonely at the centre of the earth"

Dépressive depuis l’adolescence, souffrant d’une difficulté chronique à communiquer avec autrui (un thème que l’on retrouve dans Au-dedans, le récent album de son compatriote Will McPhail), Zoe tient pendant six mois le journal de son mal-être. Elle use de deux procédés pour le mettre en scène : la multiplication des incarnations graphiques représentant son Moi, et la personnification de certaines instances psychiques ; sa Dépression est une sorte de grand fantôme noir qui s’accroche à ses pas, arbore un sourire figé emprunté au chat du Cheshire et répond, par antiphrase, au nom de Happy. Elle utilise aussi le zoomorphisme pour les personnages secondaires (sa meilleure amie a une tête de pigeon). Enfin, elle emploie différents régimes graphiques, du réalisme à la caricature et du noir et blanc à la couleur, et elle multiplie les interpellations aux lecteurs. Mélangez tout cela dans un shaker, secouez, et vous obtenez une bande dessinée affranchie, culottée, pleine d’invention, qui peut lasser quand le récit patine et donne le sentiment de tourner à vide, mais qui nous cueille régulièrement par une page émouvante, un accent de vérité, une trouvaille dans la conduite de la narration. Navigant entre sincérité et mise à distance, gravité et facétie, profondeur et surjeu, la jeune autrice s’autorise tout avec un culot qui force l’adhésion. Elle apprendra sans doute à canaliser son considérable talent et à concentrer son propos sans l’assortir d’un catalogue d’effets démonstratifs.

© Zoe Thorogood et Bragelonne

Son premier roman graphique, Dans les yeux de Billie Scott, avait paru en France chez Bubble éditions en 2022. Il s’agissait d’une autofiction inspirée par ses problèmes ophtalmiques (déchirures de la rétine pouvant, à terme, entraîner la cécité ; sans doute la pire des perspectives pour une dessinatrice). Je ne l’ai pas lu. Ce que je sais, c’est que dessiner un trauma n’est pas nécessairement cathartique, thérapeutique, que ça peut être douloureux, surtout quand on n’a aucune distance temporelle par rapport aux événements rapportés.

La carrière de Zoe Thorogood est assurément à suivre de près.