Cela fait longtemps que des tentatives ont été faites d’adapter le langage de la bande dessinée aux aveugles ou aux personnes souffrant d’un déficit visuel. L’on connaît des bandes dessinées en braille (voir par exemple https://www.lucie-care.org/bandes-dessinees-braille/) ou usant de systèmes de relief (gaufrage) et de perforations. Il existe aussi, bien entendu, des adaptations audio, où le plaisir du dessin se perd mais où l’immersion dans le récit est conservée (voir https://www.cteb.fr/deficients-visuels-initiez-vous-a-la-bd-avec-laudio/) et des programmes radiophoniques de qualité, comme les cinq aventures de Tintin adaptées pour France Culture, avec la troupe de la Comédie française (on peut voir ici une vidéo sur le processus de réalisation de ces émissions : https://www.konbini.com/videos/tintin-de-la-bd-au-podcast-de-la-comedie-francaise/).

Mentionnons encore Unseen, de l’acteur et producteur américain Chad Allen, devenu complètement aveugle à 28 ans, tentative originale de « bande dessinée » inventée pour n’exister que sous la forme sonore : l’auteur donne une description de chaque image (qui n’existe pas) ; les comédiens interprètent le texte ; un son signale le passage d’une case (virtuelle, donc) à la suivante. L’héroïne du récit, Afsana, elle-même aveugle, est une tueuse d’origine afghane, qui a le pouvoir de se rendre invisible (https://www.unseencomic.com).

Un autre Américain, Nick Sousanis, dont j’ai publié en 2016, dans la collection « Actes Sud – L’An 2 », l’album Le Déploiement (aujourd’hui épuisé, mais qui devrait être réimprimé dans les prochains mois), réfléchit en ce moment à la possibilité d’en réaliser une adaptation audio. Et, pour le coup, il s’agirait d’une tout autre paire de manches ! Il faut rappeler ici que Le Déploiement n’est rien moins que la première thèse (en sciences de l’éducation) jamais réalisée sur le sol américain dans le langage de la bande dessinée. Sousanis l’a soutenue en mai 2014 à l’université de Columbia et elle a initialement été publiée en 2015 aux Presses universitaires de Harvard, sous le titre Unflattening. Il s’agit d’un ouvrage scientifique et didactique, entre sémiotique et épistémologie, dans lequel l’auteur s’intéresse aux limites de notre système perceptif, à nos conditionnements et aux moyens de nous en libérer pour déployer nos potentialités (multimodalité, interdisciplinarité, collaboration entre l’image et le texte…). L’album utilise avec une grande inventivité toutes les ressources de la pensée visuelle (graphiques, dessin réaliste, allégories…).

Comment adapter ce genre d’ouvrage, dont le propos est complexe et dont les images ne sont pas reliées les unes aux autres à la façon dont une action peut être découpée ? Un ouvrage où il n’y a pas de dialogues pouvant être confié à des comédiens ?

Comics Beyond Sight, de Nick Sousanis

Avec une coautrice, Emily Beitiks, spécialiste du handicap, Sousanis a réalisé une petite BD en deux pages, Comics Beyond Sight, publiée en juin 2023 dans la MIT Technology Review, qui lui a servi de banc d’essai. On peut voir la BD ici : https://www.technologyreview.com/2023/06/28/1074341/comics-beyond-sight/, et écouter l’adaptation sonore là : https://spinweaveandcut.com/wp-content/uploads/2023/06/Audio-Comic.mp3. Cette tentative donne lieu aujourd’hui à une évaluation collective. Les questions qu’elle soulève sont notamment : quelle est la part de la dimension visuelle qui peut être « rendue » par les mots – sur le mode, non d’une interprétation, mais d’une description, et qu’est-ce qui se perd irrémédiablement dans ce processus de traduction ? Les mots sont-ils capables de rendre justice au travail de l’artiste ?

Par-delà l’enjeu spécifique comment mettre la bande dessinée à la portée des mal voyants ?, ce qui rend l’exercice passionnant, ouvrant sur des horizons théoriques que je ne peux développer ici, est qu’il pose la question d’une ekphrasis de la bande dessinée, de la possibilité de la rendre visible par le langage, dans toutes ses spécificités formelles.