Parmi les livres qui figuraient dans la sélection officielle du 51e Festival d’Angoulême, Acting Class, troisième album de l’Américain Nick Drnaso, bien qu’il n’ait pas été primé, était assurément l’un des plus curieux. La presse a abondamment parlé de ce roman graphique paru chez Presque Lune en mars 2023, dont les 266 pages sont d’une extrême densité. Rappelons-en brièvement le sujet : un échantillon d’hommes et de femmes de la classe moyenne, plutôt paumés, se retrouvent quatre semaines de suite dans le même cours de théâtre d’improvisation. Au fil des séances, les exercices qui leur sont proposés, les scénarios qu’ils imaginent, les rôles qu’ils endossent libèrent leurs angoisses profondes et interfèrent de plus en plus avec leur vie quotidienne. Certains s’en trouvent libérés, d’autres, au contraire, perdent pied. L’animateur de l’atelier se livrerait-il sur eux à une forme de manipulation mentale ?

C’est, tous les commentateurs l’ont souligné, un livre sur l’anxiété, l’inconfort, l’insécurité. Ce qui m’intéresse ici, c’est de mettre en relief le fait que cet inconfort n’est pas seulement celui des personnages mais également celui de la lectrice ou du lecteur. Tout d’abord, pour la raison que Drnaso construit une sorte de labyrinthe narratif dans lequel tout est fait pour que nous perdions nos repères. Non seulement les passages de la vie réelle aux scènes jouées ou fantasmées ne sont pas clairement marqués, mais ils sont fréquemment brouillés par les changements de lieux, de décors. La majorité des scènes se déroulent dans le huis clos de la salle où ont lieu les exercices, toutefois le récit ménage régulièrement des échappées vers d’autres espaces (quartier nocturne voué au divertissement, bords d’un lac, soirée festive, prison, salle dédiée à un cours de nu, intérieurs des uns et des autres…) sans qu’il soit toujours clair si les personnages s’y sont transportés pour de bon ou seulement en imagination. Il y a, au final, trois sortes de scènes : les scènes de cours, les scènes vécues entre les cours, et les scènes jouées, évoquées ou visualisées dans le cadre des improvisations, mais il n’y a aucun marqueur visuel permettant de les différencier. Du moins jusqu’à la page 210, où l’on passe tout à coup d’un récit en couleur à une séquence en noir et blanc (surtout gris) longue d’une vingtaine de pages. Cette rupture semble avoir pour fonction de discriminer visiblement la nature des événements auxquels nous assistons, mais elle intervient très tardivement et ne constitue donc, en aucune façon, un code avec lequel les lecteurs auraient pu se familiariser, plutôt un facteur supplémentaire de déstabilisation.

En fait, Drnaso utilise un procédé fréquent dans la bande dessinée, à savoir la matérialisation graphique d’idées subjectives ou de scénarios fantasmatiques. (Quand Calvin prétend que Hobbes est un tigre véritable, nous voyons effectivement, sous le crayon de Bill Watterson, un tigre vivant et non plus une peluche.) Seulement, Drnaso prolonge de telles séquences bien au-delà de ce que l’on a vu ailleurs, et s’arrange pour que la frontière entre objectivité et subjectivité reste le plus souvent indécidable.

couverture de l'album de Nick Drnaso Acting Class

Le deuxième élément propre à déstabiliser le lecteur est cette esthétique de l’understatementpropre au dessinateur, qui marque très peu les expressions. En dehors des pages 88 à 90 où les participants à l’atelier sont expressément invités à traduire une émotion par une expression faciale, une mimique, ils restent le plus souvent très proches de l’impassibilité (bouche fermée ou tout juste entrouverte, yeux inexpressifs) même quand les situations sont fondées sur des émotions (l’angoisse, en particulier) et alors que le découpage privilégie les plans rapprochés, traditionnellement voués au soulignement des expressions.

Comme l’écrivait Marius Chapuis dans Libération le 1er avril 2023 : « En faisant de l’affichage des émotions le centre de son livre, le minimaliste Drnaso pense contre son style. » À moins de penser, comme Philippe Maupeu, que « la mise à distance apparente de l’émotion – par le choix du gaufrier, le point de vue en plongée et les plans moyens chez Chester Brown, le découpage, les couleurs en aplats, l’inexpressivité des visages chez Drnaso – est en fait un moyen tout aussi efficace de suggérer l’émotion que la gesticulation pathétique, car non suspect de complaisance* »

Enfin, la troisième cause de l’inconfort ressenti à la lecture d’Acting Class (à mon avis pas l’une des moindres, mais étrangement il semble que nul ne l’ait relevée) est l’indifférenciation physique des personnages, qui se ressemblent tous. Quelques-uns ont le privilège d’avoir une coiffure distinctive, ou de porter des lunettes, mais beaucoup apparaissent presque comme des clones les uns des autres, jusque dans la coiffure qui leur fait comme un casque. On n’est vraiment pas très loin de ce que Bruno Lecigne, naguère, écrivant sur les Schtroumpfs, appelait l’hypergemellité. Et c’est un facteur de confusion supplémentaire : on se perd dans l’identification des personnages (jusqu’à hésiter assez souvent sur le genre à leur attribuer) comme dans le statut de ce qui nous est montré.

(À noter : John Smith, l’animateur de l’atelier, se distingue des autres par ses dents gâtées ou ébréchées, particularité qui semble trahir son étrangeté, voire le fait qu’il y a quelque chose de mauvais en lui.)

Il est difficile de décider si Drnaso a délibérément installé cette confusion ou si elle doit être portée au compte d’une incapacité graphique. Ce qui m’incite à penser que l’indifférenciation est volontaire, c’est le fait qu’elle est poussée plus loin que dans son livre précédent, Sabrina. Mais, d’un autre côté, il déclarait en 2022 dans une interview au Guardian que, pour l’album qui suivra Acting Class, il avait déjà entrepris de sculpter les têtes de ses personnages dans l’argile, ce qui peut être interprété comme la recherche d’une méthode de travail qui lui permettrait de surmonter sa difficulté à créer des êtres singuliers. Il ne reste donc qu’à attendre ce prochain opus pour voir ce qu’il en sera.

* Philippe MAUPEU, « Bande dessinée et rhétorique des émotions », Plasticité [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 08 juillet 2021, consulté le 21 janvier 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/459