Ce n’est que pendant le récent festival d’Angoulême que j’ai appris le décès de David Kunzle, survenu le 1er janvier 2024, à l’âge de 87 ans. Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la bande dessinée ne peuvent ignorer les travaux de cet historien de l’art britannique qui a fait sa carrière en Californie, à l’Université de Berkeley. Ce sont d’ailleurs les presses de l’université de Californie qui ont publié son œuvre maîtresse, la monumentale History of the comic strip. Dans le premier volume, paru en 1973 et issu de sa thèse de doctorat, The Early Comic Strip : Narrative Strips and Picture Stories in the European Broadsheet from c. 1450 to 1825, Kunzle choisissait comme point de départ de l’histoire du neuvième art, non pas, comme d’aucuns, l’art rupestre, mais bien l’invention de l’imprimerie, son postulat étant que la bande dessinée est « conçue pour la reproduction ». Il pistait les prémisses de la bande dessinée là où l’on n’avait pas coutume de les chercher, s’évertuant à mettre en lumière le caractère narratif de telles œuvres de Callot, Rubens, Mitelli, Chodowiecki, Greuze ou Morland. Le volume suivant, publié en 1990, portait sur The Nineteenth Century. Il n’y aurait jamais de troisième volume à cette histoire, l’auteur se spécialisant dès lors dans l’étude des grands pionniers, rééditant et commentant, dans de magnifiques ouvrages, les œuvres de Töpffer, de Cham, de Gustave Doré.

Il fallait un certain courage, sans doute, pour creuser ce sillon-là dans un pays où l’on avait toujours professé que la bande dessinée était une invention américaine, née avec le Yellow Kid ! L’apport de David Kunzle à l’établissement d’un contre-discours sur les origines de la BD a donc été essentiel, et ses travaux restent une véritable mine d’informations on ne peut plus précieuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n’ai pas toujours été d’accord avec lui, cependant, notamment parce que l’imprimerie selon Gutenberg marque, pour moi, précisément le moment d’une dissociation entre le texte et l’image. Je me suis assez expliqué là-dessus pour ne pas y revenir (cf. mon essai M. Töpffer invente la bande dessinée, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 28-32). J’ai par ailleurs pu constater, en fréquentant l’intéressé et en lisant le compte rendu qu’il avait consacré au livre que Benoît Peeters et moi-même avions déjà précédemment écrit sur Töpffer, un article comprenant maintes erreurs de lecture, que Kunzle avait une compréhension très limitée du français, ce qui constituait tout de même un sérieux handicap pour l’étude des artistes francophones précités.

C’est à Genève, en 1996, à l’occasion d’un colloque organisé par la Société d’études töpffériennes, que je l’avais rencontré pour la première fois. J’avais découvert un homme végétarien (bien avant que ce devint à la mode), décontracté, plein d’humour. Il était accompagné de son épouse d’origine écossaise, Marjorie, une ancienne hippie qui enseignait le yoga.

Nous nous sommes revus en plusieurs autres occasions, notamment à Lisbonne en septembre 2011, où nous étions les hôtes de Pedro Moura, organisateur du tout premier colloque sur la bande dessinée organisé dans cette ville. Kunzle avait alors soixante-quinze ans. Il avait encore une belle énergie, beaucoup d’humour (tendance Monty Python ou Glen Baxter) et d’agilité mentale, mais son âge se marquait à de surprenants accès de distraction (comme d’oublier de se prendre du café au petit-déjeuner et de boire dans ma tasse). Nos conversations m’avaient permis de mesurer que sa connaissance de la bande dessinée ne concernait que la protohistoire du genre et s’arrêtait véritablement au XIXe. Par exemple, comme je lui parlais de Spiegelman, il m’avait demandé si Raw paraissait toujours – alors que sa parution avait pris fin depuis près de vingt ans !

Notre ultime rencontre prit place à Dundee en 2017, où Ann Miller, David et moi étions les keynote spekaers d’un grand colloque international réunissant près de cent intervenants en provenance de toutes les parties du monde.

David était un chercheur à l’ancienne, enfermé dans son monde, mais ce monde, il nous l’avait fait partager avec une générosité et un enthousiasme dont nous lui sommes éminemment redevables.