Étudier les différents processus matériels et les protocoles à travers lesquels les dessinateurs d’aujourd’hui participent à la construction de la connaissance historique de la bande dessinée et à la transmission de son héritage graphique, tel était le projet de la recherche conduite par Benoît Crucifix dans le cadre de sa thèse à l’université de Liège, laquelle s’est incarnée en juillet 2023 dans un essai publié, en anglais, par les Presses universitaire de Cambridge sous le titre Drawing from the Archives. Comics Memory in the Contemporary Graphic Novel. De fait, comme son sous-titre l’indique, Crucifix s’intéresse plus particulièrement aux différents « gestes de transmission » accomplis par les principaux auteurs du roman graphique Nord-Américain : collectionner, rééditer, exposer, commenter, citer, détourner, etc.

La fascination d’un Art Spiegelman pour les maîtres anciens du récit dessiné sous toutes ses formes, et singulièrement pour les comic strips de la première moitié du XXe siècle, est bien connue et a trouvé à s’exprimer exemplairement dans son album À l’ombre des tours mortes (In the Shadow of No Towers). À travers son enseignement, ses articles et conférences, on peut même dire que le créateur de Maus, dans la deuxième partie de sa carrière, a endossé les habits d’un historien du neuvième art.

Benoît Crucifix consacre un long développement à l’exposition dont j’étais le co-commissaire à ses côtés, Le musée privé d’Art Spiegelman (musée de la Bande dessiné d’Angoulême, 2012) ainsi qu’à l’exposition Eye of the Cartoonist : Daniel Clowes’s Selections from Comics History (Wexner Center for the Arts, 2014), où l’un et l’autre cartoonists ont proposé une vision personnelle de l’histoire du médium, à partir de leurs préférences et affinités pour d’autres artistes – à rebours, quelquefois, du canon établi par les historiens de métier. Il s’attarde aussi sur l’importance des anthologies, soulignant, par exemple le fait que la série Gasoline Alley, de Frank King, avait resurgi de l’oubli où elle était tombée grâce aux quelques planches reproduites, en 1977, dans The Smithsonian Collection of Newspaper Comics, remarquable compilation rendue possible grâce aux archives constituées par le grand collectionneur Bill Blackbeard (fonds aujourd’hui en possession de l’université de l’Ohio). L’une d’elle en particulier, celle du 24 mai 1931, représentant un décor unique, en plongée, artificiellement découpé selon un gaufrier de douze vignettes isolant autant de scènes anecdotiques simultanées, laissa une profonde impression sur plus d’un dessinateur. Joe Matt en a témoigné dans une séquence de Peepshow, Seth s’en est inspiré dans une page de Clyde Fans, Chris Ware en a recyclé le principe dans certains épisodes de Big Tex.

Couverture de l'ouvrage de Benoît Crucifix, représentant Walt Wallet, le héros de Gasoline Alley

Il fallut ensuite attendre avril 2000 pour que Drawn & Quarterly fasse à son tour une place à Gasoline Alley dans sa propre revue anthologique, grâce aux pages imprimées d’époque fournies par Matt, Clowes, Spiegelman, tandis que Chris Ware signait un hommage graphique. En 2005, le même éditeur montréalais commençait la publication d’une série de volumes dédiés aux daily strips de Frank King, sous un nouveau titre mettant en exergue les noms des deux principaux protagonistes, Walt & Skeezix. De son côté, Peter Maresca publiait sous son label Sunday Press un volume géant réunissant une sélection des plus belles Sunday pages (livre adapté en France en 2019 par les éditions 2024, dans un format un peu moins imposant et plus maniable). Cette fois, Drawn & Quarterly avait confié à Chris Ware le design graphique, à l’instar de Seth prenant en charge, de son côté, l’habillage de l’intégrale des Peanuts chez Fantagraphics, ou de Daniel Clowes celui de la réédition de Barnaby, le merveilleux strip de Crockett Johnson, toujours chez Fantagraphics.

L’essai de Benoît Crucifix comporte beaucoup d’autres éclairages que je ne synthétiserai pas ici sur l’investissement des cartoonists dans cette valorisation du patrimoine. On pourrait se demander pour quelle raison les créateurs français ne paraissent pas aussi mobilisés par cet enjeu. Sans doute, Jacques Lob comptait (aux côtés du critique Michel Caen et de l’écrivain Jacques Sternberg) parmi les trois auteurs de l’anthologie Planète consacrée, en 1967, aux Chefs-d’œuvre de la bande dessinée, emboîtant le pas à Morris qui, en collaboration avec le collectionneur Pierre Vankeer, avait animé, dans Spirou, de 1964 à 1967, la rubrique « 9ème Art, musée de la bande dessinée ». Mais depuis cette époque déjà lointaine, on n’a pas vu beaucoup de nos auteurs apporter une contribution à la transmission de cet héritage. Une exception notable fut la petite bande de jeunes dessinateurs regroupée autour de Thierry Smolderen qui anima, au début des années 2000, le site Coconino World et en particulier sa remarquable plate-forme dédiée aux « Classics ». Mais, là encore, c’est le domaine américain, de A.B. Frost à Milton Caniff, qui fut valorisé.

Il est certain que le domaine des Funnies (autre nom donné autrefois aux newspaper strips, les bandes dessinées de presse distribuées nationalement par les agences appelées syndicates) constitue un patrimoine d’une exceptionnelle richesse, auquel la bande dessinée française et européenne ne peut rien opposer de comparable. Et le fait que les comic books de super-héros aient fini par les éclipser dans l’esprit de nombreux Américains, jusqu’à passer pour l’essence même de la littérature dessinée, pèse certainement dans la volonté des plus grands auteurs de romans graphiques contemporains de réaffirmer haut et fort le fait qu’ils se reconnaissent une autre généalogie.

Pendant ce temps, en terre francophone, le rapport aux classiques prend plutôt, avec un Jochen Gerner, un Ilan Manouach ou un Samplerman, la forme de l’appropriation et du détournement.

[Benoît Crucifix, Drawing from the Archives. Comics Memory in the Contemporary Graphic Novel, Cambridge University Press, ISBN 978-1-009-25093-1.]