Le nouveau roman graphique d’Alison Bechdel, intitulé Spent (un titre qui s’offre à de multiples interprétations) est disponible dans l’édition américaine de Jonathan Cape, parue en mai, mais il faudra attendre octobre pour le découvrir en version française, chez Denoël Graphic, sous le titre Lessivée. Livré seulement trois ans après Le Secret de la force surhumaine, cet ouvrage ne manquera pas de surprendre les admirateurs et admiratrices de l’autrice. Alors que son maître livre, Fun Home, et le suivant, C’est toi ma maman ?, se donnaient comme des autobiographies s’efforçant de serrer au plus près la vérité, il s’agit en effet cette fois d’une autofiction qui comprend de nombreux éléments de pure invention.

Si Alison vit bien dans un coin très rural du Vermont avec sa compagne Holly Rae Taylor et si celle-ci est en effet passionnée de jardinage et de compost, le couple n’élève pas de chèvres naines comme Stent le relate. Dans la réalité, Alison n’a pas de sœur. Et si certaines de ses œuvres ont connu des adaptations (Fun Home est devenu une comédie musicale à Broadway, Dykes To Watch Out For une série de podcasts), elle n’a jamais vu sa vie transposée sur le petit écran sous la forme d’une série peu respectueuse.

C’est tout le jeu auquel se livre l’autrice dans ce livre, d’inviter ses lecteurs et lectrices à démêler le vrai du faux. Trois éléments mettent rapidement la puce à l’oreille. D’abord l’illustration de couverture, qui adresse un clin d’œil au célèbre tableau de Grant Wood American Gothic, l’une des œuvres les plus souvent détournées de toute l’histoire de l’art américain (sur lequel le motif de la fourche a parfois été interprété comme l’évocation d’une sexualité considérée comme perverse) ; ensuite le livre n’est pas sous-titré a graphic novel mais bien a comic novel, et dans cette appellation comic ne renvoie habituellement pas à une BD mais au caractère humoristique du récit ; enfin, parmi les amis et relations gravitant autour du couple « Al et Hol », on peut reconnaître plusieurs des personnages de la série Dykes To Watch Out For, de sorte que personnes réelles et personnages fictionnels sont ici mélangés, sans que rien les distingue.

Récit polyphonique au ton de comédie, Spent brasse de nombreux sujets (l’écologie, l’amitié, le polyamour, l’importance prise par les réseaux sociaux…) mais celui qui domine est l’anxiété d’Alison face au délitement du monde, à la multiplication des crises. Le fait d’appartenir à une génération qui n’a pas su préserver la planète, et de se voir pousser aux fesses par des jeunes plus radicaux, est pour elle un facteur de lourde culpabilité, tout comme les compromis que l’artiste a consenti à passer avec l’industrie du divertissement.

Alison Bechdel, "Spent" page 7

« Spent » p. 7 – © Jonathan Cape

Le livre a été terminé avant le retour de Trump à la Maison blanche, mais il y est déjà beaucoup question des menaces qu’incarne le trumpisme. Bechdel, qui depuis 2024 enseigne à l’université de Yale au sein du département des Film & Media Studies, en se définissant comme « a lesbian cartoonist » et en faisant moult références à la culture queer, représente de toute évidence ce que le président américain déteste et veut éradiquer. Yale, comme Harvard, tente de lui résister. L’issue de cet affrontement est un enjeu de civilisation.