La guerre déclarée par l’administration Trump à la science, aux universités, à l’intelligence, et à une culture qui, prétendument contaminée par l’idéologie « woke », ne penserait pas comme il faut, n’épargne pas le monde du livre. Bien entendu, la chasse aux « mauvais livres » a débuté bien avant le mandat de Trump 2. Il semble que ce soit justement tout de suite après son premier mandat que des groupes de Blancs conservateurs et nationalistes aient commencé à s’organiser localement pour faire pression, par des campagnes d’intimidation, sur les bibliothèques publiques et les établissements scolaires.

Je lis dans Le Monde en date du 9 mars, sous la plume de Clémentine Goldszal, que « Pour la seule année scolaire 2023-2024, l’association Pen America (…) a enregistré quelque 10 046 interdictions de livres dans les bibliothèques scolaires du pays, contre vingt-cinq tentatives d’interdiction quatre ans auparavant. » Il va de soi que la ligne de l’administration actuelle ne peut qu’amplifier le mouvement.

« Une nouvelle section s’invite depuis plusieurs mois dans les rayonnages des librairies indépendantes américaines », écrit encore Clémentine Goldszal. « Souvent sobrement estampillée banned books (« livres bannis »), elle contient des dizaines de titres, disponibles à la vente mais interdits de diffusion dans les bibliothèques et les écoles de certains États du pays. » Afin de dénoncer cette censure, d’alerter l’opinion et de marquer leur solidarité avec les auteurs concernés, des libraires français font de même. Ainsi L’Écume des pages, boulevard Saint-Germain – pourtant propriété de Vivendi, c’est-à-dire du groupe Bolloré –, rassemble-t-elle actuellement dans une vitrine des livres dont il est précisé qu’ils sont victimes d’interdictions outre-Atlantique (dans le pays dont, il est bon de le rappeler, le premier amendement de la Constitution interdit notamment de porter atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de la presse).

Parmi les titres concernés figurent les œuvres de quelques-uns des plus grands noms de la littérature américaine : John Steinbeck, J.D. Salinger, Toni Morrisson, Philip Roth, Margaret Atwood ou encore Harper Lee. De même, les bandes dessinées mises en cause sont quelques-uns des romans graphiques les plus célébrés de notre temps : Watchmen, de Moore et Gibbons, Maus, de Spiegelman, Persepolis, de Marjane Satrapi, Blankets, de Craig Thompson ou encore Fun Home d’Alison Bechdel (on peut y ajouter CulottéesBrazen, en version anglaise – de Pénélope Bagieu). Maus, Persepolis et Fun Home sont aussi les œuvres graphiques les plus étudiées dans les universités américaines (pour Maus, dans trois départements différents : histoire, études juives et littérature contemporaine). La notoriété internationale, les prix littéraires, rien ne fait douter, trembler ou reculer les censeurs, pas même la peur du ridicule.

Il y aurait, dans Maus, une case qui dérange : celle où Spiegelman représente, en amorce, le corps de sa mère, nu dans une baignoire, après qu’elle se soit donnée la mort. Pas dupe, le dessinateur voit dans l’évocation de cette image un prétexte, persuadé que « ce qui dérange [les censeurs] et les met mal à l’aise, c’est le génocide. » Le puritanisme doit toutefois être pris en considération puisque, dans Blankets, la page litigieuse serait une scène de masturbation. Naturellement, aucun des deux extraits que je viens d’évoquer, et que je reproduis ici, ne peut être jugé problématique par un lecteur sain d’esprit.

On comprend plus facilement les raisons pour lesquelles Fun Home, comme toutes les œuvres intéressant la communauté LGBTQIA+, peut déranger les bien-pensants, qui ne craignent pas de qualifier l’ouvrage de « pornographique » (On lira ici un historique des différentes formes de censure ayant frappé le livre d’Alison Bechdel :https://www.marshall.edu/library/bannedbooks/fun-home-a-family-tragicomic/.)

Interviewé par Vincent Brunner pour Les Inrocks (octobre 2024), Craig Thompson expliquait que, s’agissant de Habibi, les attaques dont il a fait l’objet tenaient à l’appropriation culturelle : « étant blanc et américain, je n’étais pas qualifié pour écrire sur l’Islam et avoir une femme non blanche comme protagoniste. J’ai commencé à recevoir des menaces de mort toutes les semaines. »

Craig Thompson se masturbant dans "Blankets"

« Blankets », page 107 — © Casterman

Ce climat délétère, qui prend chaque jour une tournure plus inquiétante,  conduira nécessairement certains auteurs à s’autocensurer et certains éditeurs à ne plus oser publier le moindre ouvrage contenant une allusion à la sexualité, à l’identité de genre, aux minorités ou à quelque sujet « sensible » que ce soit.

Pour l’heure, l’Europe est encore à peu près protégée contre cette folie. Je rappellerai que Spiegelman, Bechdel, Gibbons, Bagieu et Satrapi étaient exposés au Centre Pompidou en 2024 ; et je suis heureux d’annoncer ici que le Cartoonmuseum de Bâle présentera une grande rétrospective Bechdel à partir du 5 juillet.