Il y a des livres qui laissent pantois. Pilote, la naissance d’un journal, qui vient de paraître aux éditions La Déviation, est incontestablement de ceux-là. D’abord parce qu’il s’agit d’un ouvrage monumental, pris en charge par une toute petite structure. Je connais bien la maison, et Michel Lebailly qui en est l’âme, pour y avoir publié en 2019 mon roman policier, Écran noir sur Angoulême. Elle était alors installée en Normandie ; elle a désormais ses bureaux dans la Creuse. Le catalogue (consultable en ligne : https://editionsladeviation.fr) propose de la littérature mais on y remarque quatre ouvrages érudits concernant un certain René Goscinny, sous les signatures de Christian Kastelnik, Clément Lemoine et Nicolas Rouvière. Une insistance qui étonne moins si l’on se souvient que Michel Lebailly, avant de se lancer dans l’édition, fut à l’origine de la librairie Goscinny, dans la rue portant le nom de l’illustre scénariste, tout à côté des quatre tours de la Bibliothèque nationale, à Tolbiac. Une librairie dont l’ambition était d’avoir en permanence disponibles les quelque 150 albums signés du père d’Astérix et du Petit Nicolas.

C’est dire si Lebailly est un passionné, et s’il a de la suite dans les idées. La préparation de la somme qu’il publie aujourd’hui s’est d’ailleurs, assure-t-il, « étalée sur trois décennies ». Le mot somme, ici n’est pas galvaudé : jamais, sans doute, sur un sujet qu’on pourrait penser assez mince (non pas l’histoire d’un journal mais seulement celle de son lancement !), autant de documents de première main n’avaient été rassemblés, autant de précisions apportées. Lebailly et ses trois coauteurs (Kastelnik, Lemoine et Patrick Gaumer) ne se sont pas contentés de produire une synthèse à partir de recherches effectuées dans les archives disponibles ; non, ils ont publié les archives elles-mêmes ! On découvre ainsi, au fil des séquences, toutes les pages de la toute première maquette (où les futurs grands héros de Pilote étaient encore absents), puis toutes les pages du n° 0, ou encore l’intégralité des 6 pages des statuts de la Société d’édition Pilote ! C’est le deuxième motif de sidération face à un tel monument : on imagine difficilement quelle équation économique permet à un aussi petit éditeur (certes aidé, en la circonstance, par le Centre national du Livre) de produire un livre de grand format, relié, tout en couleur, avec une iconographie surabondante, sur un sujet qui, je me répète, vu son étroitesse (et compte tenu du fait que Pilote n’évoque plus rien aux jeunes générations), ne me paraît de nature à intéresser que les spécialistes et une poignée de nostalgiques (mais je peux me tromper).

Couverture de "Pilote, la naissance d'un journal"

On ne saurait, en tout cas, assez en recommander la lecture à tous ceux qui, comme moi, se sont, des années durant, rués chaque semaine sur le magazine qui réunissait les plus grands talents de la bande dessinée française des années 1960 et 1970.

Le monde ne s’est pas fait en un jour. Pilote non plus. Ni la carrière de ces géants que furent Jean-Michel Charlier, René Goscinny et Albert Uderzo. C’est l’une des vertus de Pilote, la naissance d’un journal, de dérouler une histoire faite de tâtonnements, d’obstacles à renverser, de persévérance et de foi. À une époque où les créateurs de bande dessinée étaient payés au lance-pierre et souvent honteusement exploités. Dans l’ours du premier numéro de Pilote, Goscinny est crédité comme secrétaire de rédaction, Charlier comme directeur artistique. Mais les trois postes à responsabilité (directeur de la publication, rédacteur en chef et rédacteur en chef adjoint) sont respectivement tenus par Jean Hébard, François Clauteaux et Raymond Joly, trois « hommes de l’ombre » venus des mondes de la presse, de la publicité et de la radio, dont la carrière est ici retracée en détail. Ils auront tous trois quitté le navire dès le début de l’année 1966.

Inévitablement, l’histoire qui nous est contée tire de l’oubli un certain nombre d’autre contributeurs oubliés. Sur la photographie reproduite en couverture, supposée présenter l’équipe du journal (pas une femme ! et tous ces messieurs portent cravate : une autre époque !), la plupart des visages ne nous disent rien. Il est vrai que, selon les dires d’Uderzo, il avait été fait appel à des copains et connaissances, pour faire nombre. Les pages 171 à 175 sont consacrées à l’identification des uns et des autres. La couverture du premier numéro de Pilote, souvent reproduite, a droit elle aussi à son explication de texte. L’homme à la veste jaune n’était autre que l’animateur Marcel Fort, l’une des vedettes de la station Radio-Luxembourg, partenaire du journal, qui appuya son lancement par un « véritable matraquage » sur les ondes. Autour de lui, c’est Uderzo qui réalisa une sorte de « photo de groupe » des nouveaux héros proposés en pages intérieures. Pas tous promis au succès : qui se souvient de Bison noir, de Jacquot ou de Cheveu ? (Le petit Gaulois, lui, me dit vaguement quelque chose…)

couverture de Pilote n° 1

À la vérité, la bande dessinée ne remplissait qu’un tiers de 32 pages de Pilote, à ses débuts. Beaucoup des dessinateurs approchés (notamment Franquin) n’avaient pu répondre présent parce que les éditeurs pour lesquels ils travaillaient déjà les avaient menacés. L’équipe de départ était donc peu nombreuse, et constituée d’auteurs déjà très occupés par ailleurs : Charlier écrivait Buck Danny, Tiger Joe et La Patrouille des Castors ; Goscinny scénarisait Lucky Luke mais travaillait aussi pour l’hebdomadaire Tintin et pour Benjamin ; Hubinon dessinait non seulement Buck Danny et Tiger Joe mais également Pistolin.

Après la grave crise financière qui menaça la pérennité du titre dès sa première année, Georges Dargaud arriva en sauveur. Et c’est une autre histoire qui put commencer, la glorieuse aventure d’un titre qui servit de creuset à la bande dessinée moderne.

[ Christian Kastelnik, Patrick Gaumer, Clément Lemoine & Michel Lebailly, Pilote, la naissance d’un journal, La Déviation (distribution Pollen), 320 pages, 50 € ; ISBN 979-10-96373-58-1 ]