Le Sentier, de Sammy Stein, est à coup sûr l’un des albums les plus déconcertants qui me soit jamais tombé entre les mains. Non par son format – un 48 CC – mais par son contenu, ses parti-pris narratifs et formels. Imaginez plutôt : au fil de pages aux couleurs acides, imprimées sur un papier brillant, nous déambulons dans une sorte de labyrinthe architectural dont la nature exacte nous échappe, en compagnie de deux personnages qui en cherchent l’issue. On les voit peu, mais on suit leur dialogue. Ce n’est qu’à la toute fin du parcours qu’ils rencontrent un troisième individu qui se prétend l’architecte des lieux et leur indique une sortie… bien incertaine.
Sur la foi de ce « pitch », on pensera peut-être qu’il s’agit, somme toute, d’un récit assez linéaire, sans beaucoup de péripéties, tout entier tendu vers un enjeu unique. Rien de bien extraordinaire, en somme. Voire. En réalité, cinq paramètres se conjuguent pour fabriquer, à partir de cette trame, un livre qui ne ressemble à rien de connu.
Premièrement, nos deux cicerones se révèlent être un ventriloque et sa marionnette. Leur identité n’est pas posée d’emblée. On se demande tout d’abord pourquoi l’un des deux est dessiné dans un style plutôt réaliste et l’autre de façon plus grotesque – il pourrait s’agir d’un choix visant simplement à les mettre en opposition, façon clown blanc vs auguste – mais deux vignettes, distantes de huit pages, montrent la nature de leur relation. Cependant leur identité particulière ne contribue pas à élucider la situation dans laquelle ils se trouvent, elle épaissit plutôt le mystère.
Deuxièmement, le dessinateur a pris le parti de ne jamais montrer les personnages et les décors dans les mêmes images. Il propose beaucoup de vues sur des lieux vides, et de temps à autre un portrait de l’un ou de l’autre des interlocuteurs, sur fond neutre. Il n’y a pas de solidarité ni d’interaction visible entre figures et lieux. Seule la teneur des propos échangés fait le lien entre ces deux séries d’images dissociées.
Troisièmement, bien que publié par un éditeur de Leipzig, l’album est bilingue français/anglais, le texte français étant systématiquement placé au-dessus des vignettes, le texte anglais dessous. Ce dispositif ne va pas sans brouiller un peu le parcours de lecture. Celui-ci doit s’accommoder d’images qui ne sont pas de hauteur égale et rangées dans les alignements conventionnels d’une BD ordinaire ; il arrive dès lors, fréquemment, que l’œil s’arrête sur une phrase en anglais qui vient en quelque sorte s’interpoler dans un parcours quelque peu erratique, le parasiter, et nécessiter d’être écartée.
Quatrièmement, alors que la grande majorité des images consistent en vues d’escaliers, de murs, de colonnes, de tuyaux énigmatiques, la composition des pages intègre elle-même des éléments architecturaux, qui construisent des ponts entre les cadres ou creusent l’espace de la page. Comme si la nature de ce qui est montré avait contaminé le mode d’énonciation.
Enfin, le livre comprend une dizaine de splash pages, images en pleine page qui ne sont accompagnées d’aucun fragment de dialogues mais toujours d’une date entre guillemets. Cette suite suggère de troublants sauts temporels, dans une fourchette allant de « 1990 » (date la plus reculée) à « 3050 » (date la plus avancée).
Formé aux Beaux-Arts de Paris, Sammy Stein, qui a l’autre pied dans le milieu de l’art contemporain, n’est pas un inconnu dans le petit monde de la bande dessinée expérimentale, puisqu’il est l’un des éditeurs de la belle revue Lagon – qui a eu les honneurs d’une rétrospective au sous-sol du Centre Pompidou l’année dernière, dans le cadre de l’opération « La BD à tous les étages ».
Le Sentier présente des traits d’une grande originalité mais aussi des éléments caractéristiques de l’avant-garde, comme la dimension méta qui se manifeste ici surtout dans les pages d’un soi-disant « cahier de l’architecte » où l’on voit, à partir d’un carroyage de l’espace, naître une séquence graphique, et s’inventer la bande dessinée. Cette séquence s’inscrit d’ailleurs dans la continuité du fascicule de 16 pages intitulé Crayon #1, que l’artiste avait publié en 2017 aux éditions Matière.
Pour moi, ce nouveau livre est presque certainement en dette vis-à-vis de cette œuvre séminale que fut La Cage, de Martin Vaughn-James, laquelle m’a, certains le savent sans doute, quelque peu occupé naguère. Les lieux vides de toute trace humaine, les sauts temporels, l’idée de « musée » et plus encore la pyramide millésimée « 1990 » sont autant d’éléments qui, me semble-t-il, renvoient directement vers ce roman visuel dessiné au début des années 1970 et publié pour la première fois en France en… 1986.
Les structures et édifices représentés dans Le Sentier sont en fait ceux conçus par le cabinet o-s architectes pour le quartier d’Atalante Viasilva à Cesson-Sévigné, en périphérie de Rennes, soit un pôle multimodal constitué principalement d’un parking livré en 2023 (au toit couvert d’une centrale photovoltaïque) et une gare de bus en cours d’achèvement. Comme le précise encore la 4e de couve, les architectes ont choisi de « présenter le bâtiment qu’ils ont construit à travers le regard d’un artiste ». Tout est soudain beaucoup plus clair !
[ Sammy Stein, Le Sentier, Spector Books, ISBN 978-3-95905-868-1 ]