Il a été un temps (disons, dans les années 1960 à 1980) où l’on a vu dans les onomatopées l’une des inventions les plus distinctives de la bande dessinée, et peut-être celui, parmi les codes qu’elle mobilisait, qui plus qu’aucun autre lui appartenait en propre. Cette dilection des linguistes et des sémiologues pour les onomatopées s’est évanouie ensuite. Et, assurément, la troisième édition du Nouveau Dictionnaire des onomatopées de Pierre Enckell et Pierre Rézeau (initialement paru en 2003, et qui avait connu une édition de poche augmentée deux ans plus tard), publiée en 2024, est de nature à démentir tout lien privilégié entre la bande dessinée et le vaste répertoire des « “mots” imitant ou prétendant imiter, par le langage articulé, un bruit (humain, animal, de la nature, d’un produit manufacturé, etc) » – pour citer la définition donnée en page 1.

En effet, il suffit de consulter l’interminable répertoire des œuvres auxquelles sont empruntés les exemples cités et commentés (p. 543 à 602) pour constater que la bande dessinée y occupe une place des plus réduites : y sont mentionnés Étienne et Laurent Binet mais pas Christian, Patrick Cauvin mais pas Raoul, Christine Bravo mais pas Emile, Catherine Colomb mais pas Georges… Töpffer y figure, mais uniquement pour ses Voyages en zigzag, et Gotlib seulement pour ses mémoires (J’existe, je me suis rencontré). En fait de littérature dessinée, les auteurs n’ont retenu (l’échantillon n’est pas seulement maigre, il paraît assez aléatoire) que Partie de chasse, de Christin et Bilal, les Spirou et Fantasio de Franquin publiés entre 1946 et 1956 (jusqu’au Gorille a bonne mine), Oumpah-Pah et tout Tintin. Fermez le ban. Et dans la bibliographie savante, on trouve un article confidentiel de Pierre Fresnault-Deruelle mais pas même l’ouvrage de Robert Benayoun Vroom Tchac Zowie : le ballon dans la bande dessinée (1968). À lui seul, San Antonio pèse plus lourd, en nombre de titres mentionnés. Enckell et Rézeau le concèdent du reste dans leur introduction : « La bande dessinée n’a sans doute pas été mise à contribution autant qu’il le faudrait ». C’est peu dire.

L’amateur de bandes dessinées compensera peut-être sa frustration en découvrant le champ insoupçonné des onomatopées serties dans la littérature écrite, qui souvent témoignent d’une verve et d’une inventivité réjouissantes. Je citerai seulement ce petit poème de Jean Tardieu (1951) placé en exergue du Dictionnaire :

« Roum-pchi, roum-pchi », faisait la mer.

« Fu, fu, fu, fu » répondait la forêt.

Et moi qui ne sais plus que dire ni que faire,

Je me taisais.

 

Ou ce fragment de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux (1830), de Charles Nodier :

Pif paf pan patapan.

Ouhiyns ouhiyns. Ebrohé broha broha. Ouhiyns ouhiyns.

Hoé hu. Dia hurau. Tza tza tza.

Cla cla cla. Vli vlan. Flic flac. Flaflaflac.

 

Des exemples comme ceux-là, on en trouve à foison dans cette somme très divertissante.

Il m’est revenu en mémoire que j’avais, dans le chapitre 2 de mon livre La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, dressé une liste de titres de séries de bande dessinée parues dans les années trente à cinquante. Cela donnait : Bibor et Tribar, Cric et Crac, Flic et Piaff, Jim et Joe, Lolotte et Lulu, Lulu et Lolo, Lynx et Zoum, Mizo et Friquet, Nano et Nanette, Paul et Mic, Pic et Nic, Pic et Poc, Plic et Ploc, Pouf et Miette, Pouf et Ploc, Ploum et Patatras, Ric et Rac, Tique et Toque, Toto et Lili, Totor et Titine, Tutur et Tatave, Zim et Boum – « litanie peut-être poétique, mais qui ne plaide pas vraiment en faveur d’une légitimation culturelle de la bande dessinée », m’étais-je permis d’ajouter.

Je ne me suis pas amusé à chercher combien, parmi ces noms de héros appariés, sont des onomatopées dûment répertoriées. En revanche j’ai vérifié que Pif est illustré par quelques exemples (empruntés notamment à Eugène Labiche et Roland Dorgelès), et qu’il en va de même pour… Tintin, qui peut désigner le « son d’une cloche ou d’un grelot, parfois d’un clavecin », ou bien le « bruit produit par des pièces de monnaie ou des clefs, par un objet métallique », ou encore le « bruit de verres qui s’entrechoquent, lorsqu’on trinque ». Quoique snobée, la bande dessinée n’est donc pas complètement absente de ce maître ouvrage, finalement.

[ Pierre Enckell et Pierre Rézeau, Nouveau Dictionnaire des onomatopées, Strasbourg, ELiPhi, « Travaux de Linguistique romane », 2024. ISBN 978-2-37276-068-3 ]