La plus petite BD au monde restera sans doute à jamais celle gravée au laser sur un cheveu humain par l’Allemande Claudia Puhlfürst en 2014, mais le dernier ouvrage de Marc-Antoine Mathieu n’en constitue pas moins un record, s’agissant de l’édition française. Plus petit que la collection « Patte de mouche » de l’Association (10,5 x 15 cm), à laquelle il a d’ailleurs livré quelque six titres entre 1995 et 2022, plus petit même que la collection « BDàP » (BD à poster) des éditions Roquemoute (7,5 x 10, 5 cm), à laquelle ont notamment contribué Fabcaro, Téhem, Bouzard et Baudoin, voici L’infiniment moyen et plus si affinités dans les limites finies d’une édition minimaliste (qui, au passage,  bat peut-être aussi le record du titre le plus long), un mini-livre cartonné de 88 pages, au format 3 x 3,8 cm, commercialisé avec une loupe, sous coffret.

L’effort demandé au lecteur, de déchiffrer chaque image, chaque bulle à la loupe, sans laquelle elles sont illisibles, n’est rien comparé à celui qui a dû être celui de l’auteur, quand on sait qu’il a réalisé la prouesse de travailler au format de publication (avec une loupe plus forte, on l’imagine), ce qui explique le trait un peu tremblé et le lettrage plus approximatif que ceux auquel Mathieu nous avait habitués.

La loupe est l’attribut traditionnel du chercheur ou du détective. Or c’est bien d’une enquête scientifique qu’il est question ici, conduite par deux personnages, l’un physicien, l’autre philosophe. On peut les tenir pour deux avatars de Mathieu lui-même, chez qui la création, on le sait, a toujours été nourrie par des questionnements scientifiques et philosophiques. Mais il existe un troisième Mathieu, que j’appellerai le joueur : un Mathieu facétieux et même farceur, mais aussi inventif, bricoleur, oubapien sans l’être officiellement (trop individualiste pour s’agréger à un collectif). Celui-là ne se dérobe jamais face à un jeu de mots (tous ceux auxquels se prêtent les vocables fin et infini y passent, mais on goûtera aussi l’inversion muet comme une taupe / myope comme une carpe). L’enquête a pour sujet l’infini, et il est peu douteux que Mathieu aurait jubilé en inversant terme à terme la phrase de Pascal le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie (soit : le vacarme intermittent des petits coins nous rassure) si Paul Valéry ne l’avait fait avant lui.

Ne faut-il pas être farceur pour se pencher sur la question de l’infini dans un livre infiniment petit ?

En dépit des dimensions lilliputiennes de l’ouvrage, Mathieu a trouvé le moyen d’y glisser des allusions à la plupart de ses livres précédents (tous ?) : on retrouve notamment la tasse de café (La Qu…), la mise en abyme (L’Origine), la mise en question des catégories de début et de fin (L’Épaisseur des miroirs), la prolifération des cadres (Les Sous-Sols du Révolu), etc. Et bien sûr quelques trouvailles inédites, comme les livres-portes qui ouvrent sur de nouvelles connaissances.

Sur le plan dramaturgique, L’Infiniment moyen est assez plat, puisqu’il consiste en un long dialogue spéculatif. Les rebondissements, ici, sont d’ordre intellectuel, ou bien ils touchent aux modalités narratives. Mathieu fait en particulier un grand usage de la métalepse, cette figure réflexive qui consiste en une contamination entre le niveau de la narration et celui des événements narrés (par exemple en faisant intervenir l’auteur dans le récit). Toutefois, ici, il n’y a pas le niveau (prétendu) réel, d’un côté, et un niveau (assumé comme) fictionnel, de l’autre, mais une prolifération de niveaux empilés ou emboîtés, car on évolue dans un multivers. De sorte que la métalepse cesse rapidement d’être rhétorique pour devenir, en quelque sorte (et selon une terminologie que j’emprunte à Brian McHale et Marie-Laure Ryan), ontologique.

On le voit, il y a grandement matière à réfléchir et à s’émerveiller dans ce livre minuscule.

 

[ Marc-Antoine Mathieu, L’infiniment moyen et plus si affinités dans les limites finies d’une édition minimaliste, Delcourt, 21,50 €. EAN : 9782413089940 ]