La bande dessinée africaine reste méconnue en Europe, en dépit d’efforts méritoires pour en présenter la richesse, comme l’exposition Kubuni que monta la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image en 2021. Ce sont, logiquement, les artistes contemporains que l’on se plaît à mettre en avant, de sorte que, s’il y a un territoire plus mal connu encore, c’est celui de la BD qui a pu exister en Afrique à l’époque coloniale, avant les Indépendances et le réveil des peuples.
C’est le mérite de l’essai coécrit par Christophe Cassiau-Haurie et Christophe Meunier, La Bande dessinée en Afrique à l’époque coloniale, de nous en ouvrir les portes. Je ne découvre ce petit livre que maintenant, bien qu’il ait paru en 2024. Mais je ne crois pas qu’il ait connu une très large diffusion. En outre, il faut avouer que l’objet est peu séduisant. Car, si l’iconographie est assez abondante, tous les documents sont reproduits en noir et blanc, dans un format qui les rend quelquefois peu lisibles, et souvent à partir de photocopies très grises.
Le texte lui-même est assez ingrat. Il est avant tout factuel (la phrase type étant « en telle année, untel dessine telle série »), propose très peu de contextualisation et encore moins de description ou d’analyse des œuvres mentionnées. Cependant il rassemble quantité d’informations, que l’on eût aimé voir plus développées, sur des pans méconnus de la BD internationale.
Au hasard des pages, on peut ainsi découvrir, page 37, la première bande dessinée de l’Océan indien, publiée à la Réunion dans la revue satirique La Lanterne, dès les années 1840 qui virent le décès de Töpffer, et sous l’influence manifeste du Genevois. Ces planches précoces étaient signées d’un certain Adolphe Potémont, parisien de naissance, qui ne manquait assurément pas de talent mais qui fut victime de l’indélicatesse de son collègue et rival Antoine Roussin, lequel, à sa mort, s’attribua ses créations (un article d’Appollo dans Le Cri du Margouillat n° 30, en 2016, avait déjà attiré l’attention sur cet épisode). Peintre et graveur, Potémont avait séjourné dix ans sur l’île, de 1847 à 1857.
De Roussin (qui, lui, y vécut de 1842 jusqu’à sa mort, en 1894), les auteurs reproduisent, sans que l’on sache bien pourtant, l’intégralité du récit Voyage de M. Chose dans la mer des Indes, une satire assez décousue, dont la mise en page varie curieusement d’une page à l’autre, et dont le protagoniste, au cours de ses pérégrinations, fait diverses rencontres dont celle de Saint Pierre.
Ailleurs, ils donnent un aperçu sur les revues satiriques qui paraissaient à Alger dans les années 1860, Chitann et Le Grelot. Une page du premier cité, en date du 3 mai 1866 et malheureusement non signée, présente en ombres chinoises des « Silhouettes miliciennes » assez réussies.

Paru le 3 mai 1866
De nombreux dessinateurs belges non répertoriés dans l’histoire de leur pays d’origine, pour certains religieux, ont travaillé pour des journaux coloniaux. L’un d’eux, le frère Marc Wallenda, réalisa, sous le pseudonyme de Masta la première BD congolaise : Les Aventures de Mbumbulu (1950).

Introduction de Mbumbulu par Masta, « Nos Images », 1948
L’influence d’Hergé fut déterminante pour beaucoup d’entre eux. Les aventures de Tintin furent d’ailleurs publiées dans différents supports de presse à travers le continent africain, quelquefois redessinées sur place par des plagiaires anonymes, afin de ne pas avoir de droits à acquitter. C’est ainsi qu’en Égypte, un Tintin « brun et sans houpette » fit carrière dans les années 1940 dans les pages de Al-Katkût (cf. p. 81).
En Afrique du sud, la bande dessinée, le plus souvent en afrikaans, se répandit dès les années 1920, souvent teintée de racisme.
La première BD camerounaise, en 1940, avait pour titre La Rate et les quatre ratons, et était signée d’un artiste plus qu’estimable (calligraphe, peintre et dessinateur), Ibrahim Njoya – homonyme du roi qui naîtra cinquante ans après lui –, auquel Cassiau-Haurie avait rendu hommage dès 2013 sur BDzoom (https://www.bdzoom.com/64560/patrimoine/hommage-a-ibrahim-njoya-premier-auteur-de-bande-dessinee-d’afrique/).
Au Kenya, le premier dessinateur indigène fut William S. Agutu, qui produisit la série Mrefu pour le magazine Tazama, à compter de 1952.
Le lecteur apprendra bien d’autres choses encore, jusqu’à un petit dégagement final sur la place que super-héros et mangas ont pris récemment sur le marché africain. Mais le premier super-héros du continent aurait été Sao, dessiné par Paul Merle en 1957 pour le journal d’Elisabethville L’Avenir.
Ce petit essai constitue donc une contribution précieuse à l’histoire de la bande dessinée mondiale, trop souvent limitée à l’Europe, aux Amériques et à l’Asie. Il est vraiment regrettable que les auteurs n’aient pas eu accès à de meilleurs documents et ne se soient pas soucié de produire le beau livre qu’un tel sujet aurait mérité.
[Christophe Cassiau-Haurie et Christophe Meunier, La Bande dessinée en Afrique à l’époque coloniale. Un art sous contrainte, L’Harmattan BD, 2024, 174 pages, 20 €. ISBN : 978-2-14-049617-2 ]