Ce n’est pas une surprise : la série d’animation signée Alain Chabat cartonne sur Netflix. Il est vrai qu’elle est très réussie, dans l’ensemble (j’aime moins le cinquième et dernier épisode, que je trouve grandiloquent et funèbre). À y regarder de près, on pourrait dire que Chabat a moins livré une adaptation du Combat des chefs (septième album de la série, paru en 1966) qu’il n’a joué avec les éléments que lui fournissait la trame du récit et plus largement avec les constantes de l’univers d’Astérix. L’illustration la plus éclatante de ce principe est l’ajout d’un long flash-back sur l’enfance d’Astérix et Obélix (il s’étend sur la presque totalité du premier épisode), au cours duquel se trouvent enfin révélées les circonstances dans lesquelles le second est tombé dans la marmite de potion magique. Ou bien encore l’introït de l’épisode 3, qui consiste en une parodie des dessins animés pour tout petits (« Une aventure de Panono le gentil druide »).

Mais, pour moi, les deux moments les plus savoureux se trouvent dans l’épisode 4, où il se suivent presque immédiatement. Comme dans l’album, un parc d’attraction a été construit autour de l’arène où va se dérouler le combat des chefs (mais la séquence est ici beaucoup plus développée, avec notamment un pastiche de la célèbre attraction des parcs Disney It’s a Small World).

« Le Combat des chefs » – © éditions Albert-René

Abraracourcix et Bonnemine prennent la pose devant un dessinateur de rue. « Attention, ne bougez plus, leur dit celui-ci. Je termine ma caricature… Et voilà ! » Sur la feuille qu’il leur tend, on peut admirer un double portrait ou, en fait de caricature, le couple gaulois est représenté de manière réaliste. Plus de gros nez ni d’yeux ronds façon cartoon, mais une figuration respectueuse et bienveillante, délicatement ombrée, des personnes qu’il et elle seraient si il et elle existaient dans la vraie vie. « Il ne nous a pas ratés ! » s’esclaffe Abraracourcix.

Cette inversion du code est une trouvaille remarquable. La caricature se définit ordinairement comme une charge, une représentation grotesque. Mais il serait difficile de renchérir sur une image déjà grotesque, pour aboutir à un grotesque au carré. Comme nos deux protagonistes, à l’instar de tous les personnages des aventures d’Astérix (prodigue, comme l’on sait, en caricatures de personnalités réelles, de Pierre Tchernia à Annie Cordy, de Bernard Blier à Sean Connery), sont déjà des caricatures, Chabat inverse la logique : dans un monde grotesque, c’est le dessin académique qui devient l’antithèse comique !

Il a demandé à Liberatore de réaliser le dessin, et c’est aussi la voix du dessinateur Italien que l’on entend prononcer les mots cités plus haut. Les deux hommes se connaissent de longue date : c’est Chabat qui avait scénarisé le troisième et dernier tome de Ranxerox, paru en 1996.

Immédiatement après cette scène, très brève, de la caricature à rebours, vient l’autre trouvaille savoureuse : le chef gallo-romain Aplusbégalix demande à César s’il accepterait de « se faire une petite mosaïque », demande à laquelle il consent bien volontiers. « On doit vous demander ça tout le temps, ça doit être pénible. — Oui, oh !, vous savez, c’est l’époque. » La « petite mosaïque » vaut ici pour un selfie. Aplusbégalix veut conserver une trace de sa rencontre avec la plus haute autorité du monde romain. Seulement, au contraire du selfie qui prend quelques secondes, la réalisation d’un double portrait par un mosaïste qui réfléchit longuement avant la pose de chaque petite pièce nécessite un temps long, très long, probablement même des séances de pose multiples. On n’en voit, naturellement, que le début, mais c’est suffisant pour comprendre l’absurdité de la requête : la mosaïque est proprement l’antithèse du selfie !

En parfaite conformité avec l’esprit de l’œuvre de Goscinny et Uderzo, Chabat s’inscrit ici dans le paradigme des transpositions anachroniques des supports de l’image que connaissait l’Antiquité, dans un monde qui, lui, connaîtrait le tourisme de masse : c’était Panoramix se faisant sculpter un portrait en bas-relief dans Cléopâtre (page 22), ou Cétautomatix se faisant peindre sur un vase grec dans Astérix aux Jeux olympiques (p. 25).

Cétautomatix dans "Astérix aux Jeux olympiques"

« Astérix aux Jeux olympiques » — © éditions Albert-René

Astérix a implicitement instauré un parallèle entre la circulation des images et les traductions improbables de la parole (transcrite en pseudo-hiéroglyphes dans Astérix légionnaire et dans Astérix et Cléopâtre). En somme, ce sont les modes d’expression respectifs du grand dessinateur et du génial scénariste qui sont, l’un et l’autre, soumis à d’improbables et réjouissants détournements d’usage.