Les métiers d’illustrateur, de créateur de bandes dessinées, feront-il partie de ceux que l’Intelligence Artificielle va bouleverser, voire menacer dans leur survie même ? La question se pose, alors que des programmes accessibles en ligne proposent de « créer la bande dessinée de [ses rêves] sans aucune connaissance en dessin ou en scénarisation » grâce aux outils de l’IA, et que sont parus en 2024 les premiers albums créés avec leur assistance (le plus médiatisé ayant été à ce jour Un autre monde, de Benjamin Arbeit. On appréciera l’ironie du patronyme de l’artiste et de son choix de réaliser un récit de science-fiction). De fait, le sujet de l’IA s’est introduit récemment dans bon nombre de scénarios de S-F ; il a aussi fait l’objet d’un volume dans la défunte collection « La Petite Bédéthèque des savoirs », par Marion Montaigne et Jean-Noël Lafargue.

La jeune dessinatrice lausannoise Dora Formica – fille de l’illustrateur Marc Taraskoff – s’est emparée du sujet sur un mode plus personnel, entreprenant une tournée en France, Belgique, Allemagne, Hollande et Suisse pour rencontrer onze collègues, parmi lesquel.le.s Anne Wilsdorf, Léonie Bischoff, Tom Tirabosco, Guillaume Long, Martin Panchaud, Camille Jourdy et Barbara Yelin, pour les interroger sur leur attitude à l’endroit de l’IA et leurs craintes éventuelles. « J’ai besoin d’aller voir mes pairs. De comprendre ce qui nous rend uniques. Ce qui nous distingue de l’IA. »

Le résultat, livré dans l’album Certifié humain, est sympathique mais un peu décevant car la dessinatrice et ses interlocuteurs restent totalement en surface du sujet. On les sent en position d’attente, de laisser-faire, au mieux de vigilance et d’interrogation, mais aucun ne s’est véritablement penché sur la question ni ne paraît avoir pris la mesure des enjeux. Ainsi, il est évoqué le fait que les « petits boulots » d’illustration, de publicité, pourraient se tarir parce qu’ils seront demain confiés à une IA, mais qu’en revanche pour la création d’un livre, d’une œuvre au sens plein du terme, ce n’est sans doute pas demain la veille que la machine pourra remplacer l’humain. Or, même en admettant ce postulat, ce serait une évolution très dommageable pour nombre d’auteurs de BD qui ne survivent justement que parce que ces travaux ponctuels leur assurent des revenus complémentaires à leurs droits d’auteur.

Du droit d’auteur, précisément, de sa protection, du devenir de la notion de propriété intellectuelle et artistique, de l’intéressement des dessinateurs à l’exploitation (au pillage) de leurs œuvres publiées, il n’est quasiment pas question, alors même que ces sujets sont au cœur des préoccupations actuelles, tant au sein des associations d’auteurs que des instances chargées de légiférer. (On peut aisément trouver quantité de réflexions en ligne, notamment sur le site du SNAC : https://www.snac.fr/site/2025/04/edito-marine-tumelaire/)

Doira Formica, "Certifié humain"

© éditions Helvétiq

Finalement, ce n’est donc pas du tout pour ce que l’album apporte sur le sujet annoncé, à savoir pas grand-chose, que Certifié humain retient l’attention, c’est plutôt pour les échanges autour de l’acte même de dessiner (la manière dont il engage le corps, ou dont il assouvit chez certains un besoin existentiel). Par ailleurs, ce qui passionne véritablement l’autrice, c’est de scruter l’agencement des ateliers et surtout l’organisation des tables de travail de ses pairs. On n’en est pas surpris si l’on a eu la curiosité de faire un tour sur son site : c’est une photo de sa propre table qui nous y accueille (cf. l’image-bandeau du présent billet).

Roland Barthes s’était intéressé à la table de l’écrivain, dans laquelle il voyait le « véritable cordon ombilical de l’écriture ». Il la définissait comme étant « essentiellement une structure, c’est-à-dire une localisation de fonctions et de rapports entre ces micro-fonctions, par exemple surface d’écriture, éclairage, instruments à écrire, trombones, fiches neuves, fiches écrites, papiers épinglés, etc. ». Selon lui, cette structure révélait à quelle famille l’écrivain appartenait : ascétique ou luxurieux, maniaque ou indifférent, bricoleur ou conformiste (cf. son cours au Collège de France La Préparation du roman, Seuil/IMEC, 2003, p. 305-306).

À l’instar de Barthes, Dora Formica fétichise le lieu, l’organisation, le matériel, ce qui nous vaut une série de beaux dessins en couleurs des espaces et/ou tables de travail des collègues visités. Mais pour moi qui ne partage en rien cette fascination, j’avoue que, si réussies, sensibles et méticuleuses qu’ils soient, je vois surtout le côté répétitif de ces images, et je suis peu sensible aux différences dont elles sont supposées témoigner.

L'atelier d'Anne Wilsdorf, dessiné par Dora Formica

L’atelier d’Anne Wilsdorf, dessiné par Dora Formica – © éditions Helvétiq

[ Dora Formica, Certifié humain. Dessiner et créer à l’ère de l’IA, Helvétiq, 22 €. 978-2-88977-040-3 ]