Il y a très peu d’exemples, sans doute, d’une exposition consacrée à un unique album de bande dessinée, 40 ans après sa parution. C’est ce que propose en ce moment le Centre d’art de Rouge-Cloître (installé dans l’ancien prieuré du même nom), à Bruxelles – un lieu exceptionnel situé à l’orée de la forêt de Soignes. L’album qui bénéficie de ce privilège est La Fèvre d’Urbicande, de François Schuiten et Benoît Peeters, le deuxième tome du cycle des Cités obscures.

assiette Urbicande
Même si elle bénéficie d’autres prêts, l’essentiel du contenu de l’exposition provient de la collection privée réunie par un passionné, le plasticien et photographe Philippe Seynaeve, qui s’est efforcé de rassembler tout ce qui a trait à cet ouvrage : planches originales (c’est l’un de seuls livres de Schuiten dont les planches aient été dispersées et vendues), illustrations périphériques, sérigraphies, éditions étrangères, ex-libris, objets – il existe même une vaisselle Urbicande conçue par le céramiste Jacques Weemaels. Elle montre aussi des dessins préparatoires, les travaux (réalisés ou non) des architectes de la monumentalité qui ont inspiré Schuiten, et la reconstitution du bureau d’Eugen Robick, tel qu’il avait été créé une première fois en 1990 à l’occasion de l’exposition-spectacle « Le Musée des ombres », à Angoulême [sur cette exposition, voir mon article de 2014 en ligne sur le site NeuviemeArt2.0 : https://www.citebd.org/neuvieme-art/je-me-souviens-du-musee-des-ombres].
Dans le livre que les éditions Mosquito avaient consacré en 1994 à Schuiten & Peeters, ma contribution avait pour titre « La légende des Cités ». Elle cherchait à montrer que la série des Cités obscures pouvait être lue, à certains égards, comme une « spéculation sur l’existence de ce monde ». Cette légende, au sens où je l’entendais alors, les albums « n’ont de cesse à la fois de l’établir et de la questionner, voire d’insidieusement la mettre en cause. » Mais la postérité de la série est telle qu’aujourd’hui, on doit la qualifier d’œuvre de légende, dans une autre acception du terme. Et parmi les différents volumes qui la composent, il semble bien que La Fièvre d’Urbicande jouisse d’un statut privilégié, celui d’album culte par excellence.
Cette prééminence a plusieurs explications. D’abord le fait que, deuxième venu dans l’ordre des récits, Urbicande a fait sensation dès sa publication dans (A Suivre), et fut couronné du prix du meilleur album de l’année à Angoulême en 1985. Puis qu’il a très vite connu des prolongements qui ont fait la joie des collectionneurs et des fans. Ainsi du petit livre aussitôt conçu par Thierry Smolderen, sous le pseudonyme de Regis de Brok (« doyen de la faculté des Sciences de Bruxelles »), Le Mystère d’Urbicande, avec des illustrations de « Robert Louis Marie de La Barque », imprimé à 1900 exemplaires par les éditions Schlirfbook dès cette même année 1985. (Michel Ballieu en retrace la genèse dans son essai Schuiten au-delà des albums, PLG, 2023, p. 68-69.) Je songe aussi aux ajouts et variantes qui ont fait de chaque nouvelle édition de l’album (en 1990, 1992, 2008, 2020), non une reprise à l’identique, mais un objet différent, augmenté.

Une page du « Mystère d’Urticande ». Les annotations, censément de la main de Robick, ont été ajoutées par Benoît Peeters.
Enfin il y a la perfection de l’ouvrage lui-même, à l’écriture extrêmement concertée (citons seulement la division en 6 chapitres, comme les 6 faces du cube, ou la boucle entre la 1ère et la dernière planche), et la densité des dialogues entretenus avec des œuvres du passé (architecturales, littéraires) mais aussi contemporaines (je songe à la dette envers les « structures » – terme qu’il utilise pour décrire ses sculptures – en balsa peint de Sol LeWitt, fondées sur un élément géométrique basique, comme le cube, développé en réseau).
Comme le relèvent les auteurs dans un entretien accordé au site Actuabd [https://www.actuabd.com/Francois-Schuiten-et-Benoit-Peeters-La-Fievre-d-Urbicande-suscite-l], le cube d’Urbicande a pris place, aux côtés de la fusée de Tintin, du sous-marin de poche de Tournesol, de la « Marque jaune » et du Chronoscaphe, parmi les grands objets-signes que la bande dessinée belge a su inscrire dans notre imaginaire collectif. Cette superbe exposition en renforce le caractère mythique.
« Urbicande : L’enquête sans fin » est visible jusqu’au 1er juin au Centre d’Art du Rouge-Cloître, rue du Rouge-Cloître 4, 1160 Auderghem (Bruxelles). Ouverture du mercredi au dimanche, de 13h00 à 17h00.

François Schuiten dans l’exposition (photo Philippe Seynaeve)