Inlandsis Inlandsis, la nouvelle bande dessinée de Benjamin Adam, est prévue en deux tomes. Après La Glace, récemment paru chez Dargaud dans la nouvelle collection « Charivari », viendra Le Feu. Les 290 pages du tome 1 suffisent largement à convaincre qu’il s’agit d’une œuvre de maturité, sans doute celle qui établira l’auteur, âgé de quarante-deux ans, comme l’un des plus importants de sa génération.
L’agencement des premières séquences a ceci de remarquable, qu’il ne cesse de déplacer notre horizon d’attente. En effet, à nos spéculations sur l’inscription du livre dans tel ou tel genre, des réponses différentes viennent tour à tour à l’esprit : d’abord récit d’exploration, BD documentaire, puis mise en abyme de la création, ensuite fable d’anticipation, drame médical, dystopie politique, et enfin chronique d’un couple dysfonctionnel. Au final, il s’avère qu’Inlandsis Inlandsis sera tout cela à la fois, jouant avec une rare aisance de l’entrelacement des thèmes et des registres.
L’action est située en 2046, soit dans un futur plus proche d’un siècle que celui peint dans Soon, le premier ouvrage majeur d’Adam (avec Thomas Cadène, en 2019, déjà chez Dargaud). Un déplacement qui permet de donner de nouvelles couleurs au sujet qui obsède l’auteur depuis une quinzaine d’années, celui de la montée des périls, voire de la fin du monde. Soon peignait une société qui avait cherché à se reconstruire après un effondrement ; cette fois, les personnages doivent faire face à une accumulation de crises, ou plus exactement à la « boucle infernale de périls existentiels tous connectés », comme il est dit page 263. Le climat est complètement déréglé, l’énergie et l’eau sont devenues rares, un pouvoir autoritaire aux méthodes pour le moins musclées s’est installé en France, scellant l’alliance entre les fascistes et les religieux (Marie, l’héroïne, dépose son fils à l’« école publique et religieuse Vincent Bolloré » !).

« Inlandsis Inlandsis », p. 249 — © Dargaud
Un autre livre de Benjamin Adam, UOS (éditions 2042, 2021), avait pour décor unique un site d’enfouissement de déchets nucléaires à l’état de ruines, où la nature reprenait ses droits et où survivait encore, anachronique anachorète, une sorte de gardien. Soon ne m’avait pas entièrement convaincu : le livre était surécrit, et le graphiste qu’est aussi Adam avait tendance à prendre le pas sur le dessinateur. Dans UOS, au contraire, l’action était ténue, un peu cryptique, le texte inexistant, et c’est l’illustrateur qui prenait le dessus, avec de grandes compositions frappantes, encore magnifiées par le format géant de l’album (38 cm de haut). On peut d’ailleurs en admirer quelques pages dans l’exposition Apocalypse. Hier et demain présentée à la BnF (site François Mitterrand) jusqu’au 8 juin – exposition dans laquelle, aux côtés de manuscrits enluminés et d’œuvres de Dürer, Quentin Blake, Victor Hugo, Henri Rousseau, Georg Grosz ou Kiki Smith, figurent aussi des planches de Larcenet, Philippe Wurm, Jean-Christophe Chauzy et Frédéric Coché.
Inlandsis Inlandsis semble avoir tiré profit de ces ouvrages antérieurs et trouvé, à tous points de vue, la formule de l’équilibre parfait – avec un léger regret touchant le format qui, cette fois, est sans doute un peu trop réduit (20,7 x 14,6 cm). Le travail graphique à l’Ipad mobilise de façon complémentaire et très expressive le dessin et la chromie. La narration conjugue avec habileté le destin collectif d’une nation et de l’humanité tout entière, d’une part, et le niveau de l’intime, exemplifié par les difficultés quotidiennes de tous ordres que rencontre le noyau familial que composent Marie, Romuald et Dev, d’autre part (à cet égard, la couverture peut faire songer à celle de l’édition originale de Pilules bleues, le livre de Frederik Peeters, qui montrait également un couple dériver sur les flots).
Le thème de la solitude, déjà très présent dans les autres albums mentionnés (je pense à la solitude des astronautes partant en exploration spatiale dans Soon, à celle du « gardien » qui continue de hanter le site radioactif dans UOS), l’est une nouvelle fois ici avec l’évocation des expéditions scientifiques en Antarctique et, surtout, l’improbable résidence de deux auteurs de bande dessinée catapultés, eux aussi, sur la banquise, avec des ressources plus que limitées. Les séquences évoquant leur travail et leurs doutes permettent à Adam d’évoquer la vanité de la création dans un monde qui se défait, et aussi, sur le mode de l’autodérision, la fin possible de la bande dessinée, menacée d’« extinction » en raison de la « grande crise du papier ».

« Inlandsis Inlandsis », p. 63 — © Dargaud
Heureusement, tant qu’il paraîtra des livres de la qualité de celui-ci, on aura du mal à s’inquiéter du devenir du neuvième art.