Parce qu’il s’agit d’un album inclassable, déroutant, qui ne ressemble à aucun autre, Cascade, de Fabio Viscogliosi (L’Association, 2020, hors collection), est de ceux que j’aime à rouvrir de temps à autre, à la recherche de nouvelles associations ou sensations.

La couverture, déjà, place l’entreprise sous le signe de l’insolite : l’âne dont Fabio a depuis longtemps fait son double (comme Guibert projette l’enfant qu’il a été dans l’ânon bleu Ariol), se tient debout sur une plaque de glace, en chemise de nuit et chaussettes, comme s’il venait d’être arraché au sommeil. Deux autres plaques de taille plus réduite supportent, l’un une lampe de chevet, l’autre un vase orné d’un cœur (vase de nuit ?). Et l’on ne sait pas bien si ces « icebergs » flottent sur une étendue d’eau ou s’ils ne seraient pas plutôt, comme le dessin en donne l’impression, en train de fendre les airs, mus par on ne sait quelle force mystérieuse.

« La figure de l’âne me travaille depuis que j’ai vu le Pinocchio de Comencini, avec ce cancre changé en animal, expliquait Fabio à Libération en 2007. C’est devenu un double ou un masque qui me permet de me promener dans mon histoire. »

Cascade, qui compte 110 pages sans compter les notes terminales, est construit sur l’alternance de trois types de pages : des grandes illustrations légendées (dont le protagoniste est presque toujours l’âne susmentionné), des séquences narratives souvent limitées à une page, adoptant la forme d’un gaufrier de 6 cases et pourvues d’un titre, enfin des pages rassemblant des dessins disparates que relie vaguement, ou pas, un thème commun. L’auteur les nomme « Miscellaneous », terme qu’il aurait pu traduire par « Mélange ». Au XIXe siècle, on les eût appelées « Macédoines ».

Fabio Viscogliosi, "Cascade", page 23

« Cascade », page 23 – © L’Association

Fabio Viscogliosi, "Cascade", p. 54

« Cascade », p. 54 – © L’Association

Pas de continuité, donc, entre ces différents types de fragments, pas de grands récits, mais une collection d’instants, de réflexions, de questionnements. Le texte est écrit à la première personne, et convoque, de toute évidence, des réminiscences autobiographiques : sur les parents, immigrés italiens (page 17 ; d’autres signes d’italianité affleurent par-ci par-là : les gelati, le Campari, les cafetières « Moka », des ruines romaines…) ou sur un amour de collège (p. 36). Il fait aussi l’inventaire des artistes dont Fabio s’est nourri, dans différents domaines : arts plastiques (Albers, Calder, Steinberg, Morandi, de Chirico ou Léger), littérature (Joyce, Joubert, Chandler, Walser, Apollinaire, Rimbaud, Proust, Kerouac, Kafka…), cinéma (Rohmer, van Sant, Chaplin, Rossellini, Bresson, Ozu, Bergman…) et musique (Leonard Cohen, le Velvet Underground, Bob Dylan…). L’accumulation des références peut sembler pédante mais elles sont distillées sans ostentation ni insistance, dessinant peu à peu une constellation d’affinités, comme un cercle d’amis. Elle est ce qui permet au narrateur d’affirmer que la vie « a du style ». Il convient de ne pas oublier que Fabio Viscogliosi a lui-même écrit plusieurs livres sans images et enregistré plusieurs disques, qu’il se déplace sans cesse, à l’image de ce chat errant filiforme toujours en mouvement (sorte de chat de Giacometti redressé) qui est son autre personnage fétiche.

Les pages les plus surprenantes sont celles, au nombre d’une petite dizaine, où une dissociation s’installe entre le texte et l’image. Une règle élémentaire de la bande dessinée (ce langage où les images s’enchaînent en cascade), selon laquelle le dessin intervient à propos pour illustrer ou compléter ce qu’énonce le verbe, se trouve tranquillement battue en brèche. Par exemple, dans les quatre pages où Fabio reprend intégralement les paroles de la chanson de Dylan Girl from the North Country (p. 79-82), les dessins ne proposent rien qu’un jeu de formes et de couleurs évoquant de vagues paysages métaphysiques. On ne peut pas dire qu’ils adviennent en résonance des mots, mais plutôt qu’ils ouvrent chaque phrase sur un ailleurs, un espace d’incertitude et de rêverie.

Fabio Viscogliosi, "Cascade", p. 81

« Cascade », p. 81 – © L’Association

Je relève, dans le cours du livre, les expressions suivantes : ouvrir l’esprit à « un fabuleux champ de possibles » (p. 20) ; élargir la réalité « au-delà des dimensions usuelles » (p. 33) ; cultiver des pensées « tout en zigzags » (p. 60). Elles me paraissent converger pour désigner l’ambition de faire des pas de côté, de prendre les choses par d’autres bouts pour mieux interroger leur énigme.

Énigme que pourraient bien désigner métaphoriquement ces innombrables petits nuages, ces vapeurs, ces fumeroles, ces cercles vides qui prolifèrent dans la plupart des pages. Fabio reconduit le monde à l’état gazeux.