On ne croyait pas la chose possible, pourtant Here, le roman graphique de Richard McGuire, paru chez Pantheon en 2014 (devenu Ici dans l’édition Gallimard de l’année suivante, et récompensé à Angoulême du Fauve d’or de la meilleure bande dessinée de l’année) est bel et bien devenu un film, sous la direction de Robert Zemeckis. Cet OVNI cinématographique, tiré d’un livre qui paraissait inadaptable, est sur nos écrans depuis le 6 novembre.
Le personnage focal, interprété par un Tom Hanks rajeuni grâce à un maquillage numérique (on peut se demander à quoi bon aller chercher un acteur de 68 ans pour interpréter, par les sortilèges de l’IA, un personnage qui apparaît presque tout au long du film beaucoup plus jeune), s’appelait Billy dans le livre et se voit ici affublé du prénom du créateur de Here, Richard.
Une autre différence entre le livre et le film est que, si l’inscription du récit dans un temps long est conservée à travers l’évocation d’époques révolues (l’extinction des dinosaures, la vie des Native Americans, la vision obsédante du bâtiment historique de l’autre côté de la rue, où résidait le gouverneur de l’Etat de New Jersey, fils illégitime de Benjamin Franklin…), en revanche le film s’arrête au présent, gommant toute référence aux événements à venir dans le futur.
Mais ces écarts par rapport au texte source sont de peu d’importance, car l’essentiel est préservé. L’essentiel, c’est-à-dire, dans le cas d’espèce, le dispositif, ou tout au moins trois de ses caractéristiques les plus saillantes : le plan fixe sur une pièce d’habitation toujours représentée sous le même angle ; la déconstruction de la chronologie ; le multi-fenêtrage. Naturellement, le processus de transsémiotisation impliquait un certain nombre de transformation. Ainsi, dans le livre, l’angle formé par les murs de la pièce tombait dans le pli entre les pages, coïncidait avec lui ; devant l’impossibilité de conserver cette organisation, la configuration spatiale de la pièce a été modifiée et l’élément saillant en est désormais ce bow window assurant la transition entre l’intérieur et l’extérieur.
Here, le livre, est un mille-feuilles, une superposition d’instants, et il faut entendre superposition au sens littéral : des instants prélevés dans l’épaisseur du temps se superposent exactement dans l’épaisseur du livre, le principe du « plan fixe » garantissant qu’à n’importe quel endroit de la page correspond toujours le même endroit dans l’espace du monde. Cet effet propre au support feuilleté du codex ne pouvait évidemment pas être repris.
De même, le procédé du multi-fenêtrage, avec des petites vignettes, prélevées dans d’autres strates temporelles, apparaissant en incrustation par-dessus la grande image de fond, qu’elles oblitèrent partiellement, produit ici des effets nécessairement différents. D’une part parce que nous n’avons plus affaire à des images arrêtées mais à des images qui bougent (d’où la possibilité d’introduire des images-mouvement dans un fond statique, ou le contraire) ; d’autre part parce que Zemeckis utilise très souvent l’image incrustée comme une sorte d’aperçu donné par anticipation sur le moment représenté ensuite en plein écran.
On peut observer qu’il fait aussi grand usage d’un procédé très inhabituel, qui consiste à faire sortir les acteurs du champ du côté du spectateur : franchissant le « quatrième mur », ils dépassent la caméra immobile pour gagner d’autres parties de la maison dans lesquelles nous ne sommes pas autorisés à les suivre. Façon d’accuser ce qu’a d’arbitraire et de non conventionnel le plan fixe auquel s’astreint le film (sauf à la toute fin) : les personnages ont une liberté de mouvement qui nous est interdite.
Tout cela fait-il un bon film ? Au moment du visionnage, j’étais plutôt enclin à répondre par la négative. Le décalage me semblait frappant entre la sophistication de la forme et la pauvreté du propos, pour ne rien dire d’une certaine maladresse dans la manière d’aborder certains thèmes. Sans doute, l’insignifiance des moments de vie qui nous sont donnés à partager était déjà au cœur du projet de McGuire. Mais le fait que des acteurs prêtent leur puissance d’incarnation aux personnages – tout particulièrement au couple que forment Richard et Margaret (Robin Wright) – suscite une empathie et déplace le rapport que nous entretenons avec la fable proposée. Le livre nous proposait une expérience avant tout cérébrale, conceptuelle ; le film nous entraîne bien davantage sur le terrain de l’émotion. On aimerait donc que le récit prenne plus d’ampleur, que la psychologie soit davantage creusée, et l’on déplore d’avoir affaire à une mécanique un peu creuse, qui met surtout en avant la dimension cyclique de l’existence, rythmée par des événements rituels : ici, le dîner de Thanksgiving, rejoué année après année dans des configurations chaque fois différentes.
Mais le film ne déploie toute sa force qu’après : incontestablement il donne beaucoup à réfléchir. Au sortir de la salle, plusieurs thèmes de méditation s’imposent à l’esprit. Sur l’empêchement si répandu de réaliser ses rêves, de vivre une vie conforme à ses aspirations (les femmes qui habitent cette maison ne l’ont pas choisie et ne l’aiment pas, Richard n’a pas pu embrasser la carrière artistique qui l’appelait…) ; sur le fait que même une vie ordinaire, sans aucun accomplissement saillant, peut laisser le sentiment d’avoir été réussie (le titre complet du film, Here – les plus belles années de notre vie, fait écho à la fameuse exclamation de Frédéric dans L’Éducation sentimentale : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » ; et Thanksgiving est une fête où l’on remercie Dieu de tout ce qu’il a apporté de bon dans l’année) ; ou bien sur le fait que la mort voue à l’oubli tous les moments, heureux ou malheureux, que l’être humain traverse au cours de son existence ; les affects sont puissants mais les traces laissées dans l’épaisseur du temps insignifiantes, ce que métaphorise la perte de mémoire qui affecte Margaret, frappée d’Alzheimer.
Here, le film, est, en somme, une parabole humaniste. Certains pourront être agacés par les bons sentiments dont Tom Hanks se fait l’interprète. D’autres seront émus par ce qui s’apparente à une célébration de la vie, qui cherche à restituer une forme de noblesse au quotidien. Ainsi, les changements périodiques que connaît l’ameublement de la pièce pourraient faire conclure, de façon péjorative, que nous avons affaire à un « film de décorateur ». Mais Richard et Margaret vivent dans la maison de leurs parents, dont ils finissent par hériter ; et dans cette perspective, ce qui est significatif en termes de mobilier et de décoration est moins ce qu’ils renouvellent que ce qu’ils conservent. J’ai pensé à ce qu’écrit Lydia Flem dans son dernier livre : « livres, lampes, vaisselle, tout ce qui appartenait à mes parents et désormais fait partie de ma vie (…) sont de l’archive vivante car, au-delà de leur usage quasi journalier, ce sont toujours les ambassadeurs du lien qui m’attache à mes ancêtres, les garde vivants au fil des mois, des années, accompagnant mes gestes et mes émotions. » (Que ce soit doux pour les vivants, Seuil, 2024, p. 160.)