Peut-être y aura-t-on été attentif : outre l’emblématique palmier, il y a un second motif que l’on retrouve dans nombre de cartoons sur le thème de l’île déserte : c’est celui du bateau que l’on aperçoit à l’horizon. Il s’agit quelquefois de celui d’où pourrait venir un hypothétique salut (à l’instar du brick l’Argus qui, le 17 juillet 1816, recueillit les quinze survivants du radeau de la Méduse), mais c’est, plus souvent, celui-là même qui vient de faire naufrage, et dont la coque, peu à peu, s’enfonce dans les flots.
Une page de la série Balthazar, par Bob De Moor (une cinquantaine de planches publiées dans l’hebdomadaire Tintin de 1965 à 1967, un album chez Magic Strip en 1984) réussit le tour de force de réunir les deux. Balthazar a fait naufrage mais sur l’îlot qu’il a pu gagner à la nage il trouve une réserve providentielle de fusées de détresse. Las ! La première qu’il tire fait exploser le pétrolier qui aurait pu le recueillir.
Nous avons rencontré ce motif du bateau faisant naufrage chez Mose, chez Maurice Henry, en voici un exemple chez Bosc.
Et voici maintenant un cartoon de Gary Larson, tiré de sa célèbre série The Far Side (1980-1995), qui constitue l’un des fleurons de l’humour absurde. Sur un minuscule îlot, le canard, personnage récurrent de l’humoriste américain, y accueille un naufragé en tenue de laboratoire par ces mots : « Tiens donc, le professeur Jenkins !… Mon vieil ennemi !… Nous nous retrouvons, mais cette fois l’avantage est pour moi ! Ha ! Ha ! Ha ! » Tandis qu’à moins d’une encablure, le bateau du professeur s’abîme dans les flots.
La récurrence de cet élément secondaire invite à quelques réflexions. Il est frappant que, dans notre corpus, les causes du naufrage ne soient jamais apparentes. Pas le moindre iceberg, pas le plus petit récif, aucun signe d’un quelconque ouragan : le bateau sombre par temps calme, sur une mer d’huile, sans cause apparente (la colonne de fumée s’échappant de celui de Larson laisse toutefois supposer un incendie à bord). L’autre anomalie est évidemment le fait qu’il n’y a généralement – le dessin de Bosc fait exception – qu’un seul rescapé (à comparer avec les 711 survivants du Titanic ou les 147 personnes montées à bord du radeau de la Méduse, avant que leur nombre ne diminue tragiquement au fil des jours) – dans le meilleur des cas un couple.
Le thème de la catastrophe maritime est un classique du roman d’aventures. Il est omniprésent dans l’œuvre de Jules Verne qui, dans ce domaine, emprunte principalement à deux prédécesseurs : Daniel Defoe bien sûr, mais également Edgar Allan Poe (pas moins de quatre naufrages dans les Aventures d’Arthur Gordon Pym !). Sur ce sujet, on peut se reporter à l’ouvrage d’Yves Gilli, Florent Montaclair et Sylvie Petit Le Naufrage dans l’œuvre de Jules Verne (L’Harmattan, 1998). Les auteurs montrent que le naufrage est un révélateur de la vision que se faisait le romancier de la condition humaine. D’une part, il met en lumière la folie, le désespoir, la barbarie, la régression collective, de l’autre il permet aux êtres d’exception de se révéler et de donner leur pleine mesure.
Les dessins d’humour ne conservent rien de tout ce qui fait la dramaturgie et la richesse littéraires du naufrage. La représentation du bateau en train de couler est contingente ; seul compte l’après, quand le naufrage se retrouve seul sur son île (tels Grant ou Ayrton chez Verne). Le fait de montrer le bateau en arrière-plan apporte seulement une précision temporelle ; il établit que, la catastrophe venant juste de se produire, le naufragé n’a pris pied sur son île déserte que depuis très peu de temps. Quand le bateau sinistré n’est pas montré, rien ne permet de savoir depuis combien de temps le personnage habite son île – rien, sinon l’état de ses vêtements et la longueur de sa barbe.
(à suivre)