Du regretté Georges Wolinski, on a surtout retenu un dessin abréviatif réduit à l’essentiel, des dialogues percutants, un sens aigu de la dérision, une inspiration souvent paillarde n’excluant pas la tendresse. En se penchant sur des débuts dans Hara-Kiri, on voit brièvement affleurer une autre veine, dans laquelle il ne persévérera pas : celle d’un dessin réflexif, interrogeant ses propres codes.

Ce moment intervient après sa période inaugurale, consacrée à l’adaptation ou la parodie de textes littéraires, dans un style graphique encore touffu, encombré de multiples traits. C’est peu après qu’il ait décidé de simplifier son écriture graphique à l’extrême que Wolinski donne, à un an d’intervalle, les deux pages dont je veux ici dire un mot.

Soit tout d’abord celle-ci (publiée dans Hara-Kiri n° 65, en janvier 1967), composée de six cases quadrangulaires, dans lesquelles évolue un personnage minuscule. « J’aime ce carré », assure-t-il, avant de se demander ce que serait la vie dans un cercle, ou dans un rectangle, pour aussitôt se rassurer : « Non c’est parfait un carré. Je suis fait pour vivre dans un carré », et aussitôt, de nouveau, mettre en doute cette assertion. Plus que la forme de la case qui lui sert d’habitat, peut-être que le vrai problème de cet homme est que cette case soit vide, ce qui le condamne à la solitude et à l’oisiveté. Dans ce carré, il tourne en rond dans ses pensées.

La réflexivité, ici, tient au fait que le personnage manifeste la conscience du dispositif matériel dont il participe. Il vit dans un espace clos, géométrisé, entre quatre traits, ce qui, somme toute, est le lot de tous les héros de bande dessinée. On ne compte plus les auteurs de bande dessinée, de Fred (collègue de Wolinski au sein d’Hara-Kiri) à Marc-Antoine Mathieu, qui inventeront des méta-récits brodant autour de ce principe élémentaire.

Le deuxième exemple qui a retenu mon attention est un dessin paru en pleine page dans Hara-Kiri n° 76, en janvier 1968. Wolinski collaborera quelques mois plus tard à L’Enragé, brûlot d’inspiration anarchiste dans le premier numéro s’ouvrait sur les mots « Ce journal est un pavé » (un pavé, c’est-à-dire un cube). Mais pour l’heure, ce sont des préoccupations plus formelles qui le retiennent. Ce dessin pourrait être signé Steinberg. Revoici notre petit bonhomme (si minuscule que, sans la bulle pointant vers lui, on pourrait ne pas le remarquer), qui tient en équilibre sur ses pieds une grande composition abstraite toute en volutes et déclare : « Sans moi ce dessin serait une œuvre d’art ». Cette fois, c’est le statut de l’œuvre graphique que Wolinski interroge : alors que l’abstraction triomphe sur le marché de l’art, notamment américain, ce graffiti lyrique semble en effet présenter toutes les caractéristiques d’une œuvre d’art sérieuse ; mais, par sa seule présence, le petit bonhomme le ramène du côté de ces genres délégitimés que sont le dessin d’humour, la caricature, la BD, lui ôtant toute recevabilité. En mettant en tension le majeur et le mineur, Wolinski adresse un pied de nez à l’art officiel et revendique son camp.