Je sors de la belle exposition Joann Sfar. La vie dessinée, visible jusqu’au 12 mai 2024 au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, à Paris. Il est amusant de constater que son titre fait écho à celui de la rétrospective que le Cartoonmuseum de Bâle présentait ces derniers mois : Chris Ware Paper Life. Comme si les auteurs de bande dessinée, graphomanes par essence, n’avaient pas d’existence en dehors du dessin.

Nul doute que, pour les deux commissaires, Clémentine Deroudille et Thomas Ragon, il n’a pas été simple de tracer des allées dans une production aussi foisonnante et buissonnante que celle du créateur du Chat du Rabbin. Logiquement, ils ont fait des impasses, affirmé des priorités. L’exposition privilégie 1° les œuvres dont Sfar est le dessinateur et le scénariste, au détriment des œuvres en collaboration ; 2° les œuvres se référant à la judéité : le Chat, Klezmer, Pascin, Chagall, La Synagogue – dont la suite, Les Idolâtres, sera bientôt publiée – et les Carnets. Les débuts dans la carrière ne sont que très succinctement évoqués. Sacrifiées aussi, ces trop nombreuses séries dont le Niçois, non sans une regrettable désinvolture, nous a seulement donné le tome inaugural, et qu’il a précocement abandonnées : Urani, La Vallée des merveilles, Les Lumières de la France, Jeangot ou encore Tokyo.

Ayant réalisé en 2013 un volume d’Entretiens avec Joann Sfar (Les Impressions nouvelles), qui procédait d’une commande, je me souviens avoir éprouvé alors un certain sentiment d’imposture. Étais-je la bonne personne pour faire « avouer » cet artiste, sachant que je n’ai jamais compris grand-chose à la judéité et que nombre des univers sur lesquels s’est bâti son imaginaire (la fantasy, les jeux de rôle, les films de monstres…) me sont étrangers ? Heureusement nous avions une chose en commun : l’amour du dessin. Cette passion partagée, et la faconde de l’intéressé, ont, je crois, permis la réalisation d’un livre qui n’est finalement pas la plus mauvaise des introductions à l’auteur et à son œuvre.

Comme l’écrit pertinemment Pascal Ory dans le catalogue de l’exposition (p. 142), Sfar est « un auteur qui aime raconter des histoires mais surtout qui aime de plus en plus raconter des idées. » J’ajouterai qu’à travers la masse proliférante de ses Carnets (seize publiés à ce jour !) et les commentaires qu’il délivre sur son travail dans ses incessants épanchements médiatiques, c’est un peu comme si, désormais, Sfar entrelaçait création et glose en un monologue sans fin.

Mon principal regret à la sortie de l’exposition : alors que le dessinateur travaille le plus souvent sans crayonnés (notamment pour ses œuvres, nombreuses, dessinées à l’intérieur de carnets – le visiteur du MAHJ peut en contempler des dizaines, montrés pour la première fois), ce n’est pas le cas pour le Chat du Rabbin dont les planches s’appuient bel et bien sur un premier état avant d’être mises au net. Hélas, un seul de ces crayonnés est exposé (d’ailleurs reproduit dans le catalogue), là où l’on eût aimé en voir un petit échantillonnage.

« Le Chat du rabbin », t. 5 : « Jérusalem d’Afrique », 2006 ; «crayonné» de la page 48, aux stylos de couleur