Parmi les grandes expositions de bande dessinée visibles actuellement (« Mangas : tout un art » au musée Guimet, « Épopées graphiques » au musée de Grenoble), on peut difficilement rater celle de Philippe Geluck au musée Maillol (« Geluck expose le chat »), qui, des trois, est celle qui bénéficie de la communication la plus visible. Le fait que, contre tout usage, aucune date de fin d’exposition ne soit annoncée indique sans doute que le musée espère une affluence record et entend en profiter aussi longtemps qu’elle durera.

Mais s’agit-il bien d’une exposition de bande dessinée ? Philippe Geluck est-il un créateur de BD ? Au sein de la profession, certains semblent ne pas le considérer comme tel. Assurément il ne peut être réduit à cette définition. L’homme a toujours brouillé les pistes en allant partout où son désir le conduisait : comédien de théâtre pendant une dizaine d’années, animateur de radio, chroniqueur à la télévision (chez Michel Drucker jusqu’en 2008), sociétaire des Grosses Têtes à partir de 2014, dessinateur, écrivain, peintre et sculpteur. On se souvient de son exposition à l’École nationale des beaux-arts de Paris en 2003, de celle accueillie par le musée Soulages de Rodez en 2020-21 (https://musee-soulages-rodez.fr/expositions/expositions-passees/le-chat-visite-le-musee-soulages/) et de l’opération « Le Chat déambule » sur les Champs-Élysées en 2021, qui présentait vingt sculptures monumentales en bronze du Chat (elles ont, depuis, visité une dizaine d’autres villes). J’avais moi-même installé en majesté sa toile « Le Jocond » à l’entrée de mon exposition sur la parodie, à Angoulême, en 2011, où elle était évidemment parfaitement à sa place.

Ainsi, cette nouvelle exposition au musée Maillol est un pas supplémentaire dans l’adoption de Geluck par le monde de l’art. Celle-ci ne se fait pourtant pas sans réticence : l’humoriste n’a pas pu entrer à la galerie Lelong comme il l’aurait souhaité, malgré la recommandation d’Ernest Pignon-Ernest. Et l’ouverture prochaine de son propre musée à Bruxelles a soulevé de retentissantes polémiques. (Philippe Kaenel en a fort bien analysé les ressorts dans sa communication sur Geluck et « la question de l’auto-institutionnalisation » présentée le 21 novembre dernier à l’Université libre de Bruxelles, dans le cadre du colloque « Bande dessinée et Beaux-Arts : patrimoines croisés ».)

Geluck est donc insituable. À ne considérer que son œuvre dessinée, on constate qu’il travaille indifféremment dans trois formats qui, habituellement, ne se mélangent pas : le dessin d’humour (cartoon), le strip et la planche, tous trois cohabitant, en proportions variables, dans ses albums. Même le concept de son « Chat cartoon museum » (actuellement en construction au Mont des Arts) est hybride, composite. Une première partie sera dédiée au Chat et plus largement à l’œuvre de Geluck, une deuxième aux maîtres du dessin d’humour (tels Sempé, Chaval, Steinberg ou Gary Larson) et la dernière « proposera aux visiteurs amoureux des chats des expositions temporaires consacrées à cet animal ». Ce troisième volet est, il faut le dire, plutôt déconcertant ; il semble viser à attirer aussi le public qui raffole des « LOLcats » (on dénombre plus de 2 millions de vidéos de chats sur Youtube, qui cumulent 26 milliards de vues).

Geluck en fait trop, il n’est réductible à aucune catégorie instituée, il fait bouger les lignes et les hiérarchies – celles, notamment, qui séparaient jadis le High et le Low, le majeur et le mineur, certes devenues bien poreuses ; d’ailleurs le dessinateur se plaît à faire des déclarations niant leur réalité, par exemple celle-ci : « Pour moi, Siné et Reiser sont Velázquez, Cavanna est Molière ».

Sans compter que son narcissisme et son omniprésence en agacent plus d’un. Narcissisme assumé, dont Geluck joue avec un art consommé, comme avant lui Gotlib. Par exemple en couverture du récent hors-série que lui consacre le magazine Beaux-Arts.

Mais il y a un endroit où on est certain de le trouver : dans le sillage d’Hergé. Graphiquement, le créateur du Chat se pose en héritier en usant d’une ligne claire quintessentielle : simplification, contours appuyés, couleurs en aplat. Mais sait-on que le Chat est officiellement né le 3 mars 1983, date du décès d’Hergé ? (Ce jour-là fut crayonné le premier strip du Chat, qui paraîtrait dans Le Soir moins de trois semaines plus tard.) Et est-ce un hasard si, à l’instar du quotidien Libération qui rendit aussitôt hommage au maître bruxellois en publiant une édition dont chaque article était illustré par une vignette issue des aventures de Tintin, Geluck fit de même en illustrant intégralement l’édition du Soir du 22 mars 2003 ?

Hergé reste un ambassadeur sans pareil du génie belge dans le domaine de la bande dessinée, mais le dessinateur du Plat Pays qui s’exporte le mieux aujourd’hui est bien Philippe Geluck. Le premier a son musée à Louvain-la-Neuve ; le second a réussi à persuader les édiles bruxellois de l’autoriser à construire le sien (financé par la vente des sculptures en bronze évoquées plus haut) dans la capitale.

Voici quelques mois, Isabelle Debekker, Directrice générale du Centre Belge de la Bande Dessinée, me posa tout à trac cette question que je jugeai un peu lunaire : « Hergé était-il sympathique ? » Ne l’ayant jamais rencontré en personne (voir le chapitre « Mon histoire avec Hergé » dans Une vie dans les cases), il m’était difficile d’y répondre. En revanche, j’ai rencontré Geluck à quelques reprises, et peux témoigner que c’est un homme des plus sympathiques. La dernière fois, c’était en 2013. La directrice de l’EHPAD où ma mère vivait ses derniers jours, m’ayant entendu dire que je devais me rendre dans son atelier (installé dans une ancienne brasserie de Bruxelles), m’avait supplié de lui demander un dessin pour les résidents, dont elle était persuadée qu’il ferait leur joie. Un peu gêné, je transmis la requête, et aussitôt Geluck s’empara d’une feuille de papier pour s’exécuter. Seulement, il entreprit de représenter le Chat en train de couper un ruban, et une main qui tient une paire de ciseaux, ce n’est pas facile à dessiner. Il me demanda donc de prendre la pose.

Je peux dire que j’ai posé pour le Chat. Je n’ai pas attrapé la grosse tête pour autant. Pas même un gros nez.