Deux mille trois cents souscripteurs ont aidé la Bibliothèque nationale de France à faire l’acquisition, auprès de Monsieur Frank Laborey, petit-fils et héritier de l’artiste, de l’ensemble des planches originales de La Bête est morte de Calvo, en donnant chacun entre… 1 (!) et 6 000 euros.
L’ensemble ? Pas tout à fait. 77 planches, mais il manque une double, restée introuvable, dont personne ne sait quel sort Calvo lui avait réservé (offerte à un de ses proches ?). Il avait lui-même confectionné des albums géants dans lesquels toutes les planches de ses deux chefs-d’œuvre, La Bête est morte (aujourd’hui à la BnF, donc) et Rosalie (entrée dans les collections de la Cité de la bande dessinée d’Angoulême) étaient rassemblées, toutes… sauf celle-là.
J’avais déjà parlé de cette acquisition dans un précédent billet. Ce qui me donne l’occasion d’y revenir, c’est le fait qu’une sélection de 20 planches est actuellement (et jusqu’au 1er février 2026) en exposition dans la rotonde du musée de la BnF (site Richelieu), dans une remarquable présentation conçue par Carine Picaud et Yann Kergunteuil, et sous le titre « Dessiner, résister, témoigner ». Les deux commissaires ont eu la bonne idée d’accompagner les planches « par des documents issus des collections de la BnF et témoignant des faits relatés : impressions clandestines ; archives de la Résistance (Jean Moulin, Germaine Tillion, Madeleine Jégouzo, Maurice Ténine), dont certaines exposées pour la première fois ; photographies (Henri Cartier-Bresson, Robert Capa) ; dessins d’artistes déportés (Jacques Lamy) ; enregistrements sonores, partitions et films d’époque ; documents de propagande (tracts, affiches)… » Cette mise en contexte permet de mesurer à quel point l’œuvre de Calvo (et de ses scénaristes Victor Dancette et Jacques Zimmermann), conçue dans la clandestinité, était documentée, collant à la réalité de l’époque et allant jusqu’à reproduire certains documents avec la plus grande précision. Derrière l’apparence d’une fable animalière traitée dans un style graphique enfantin, il y avait bien une volonté de témoigner pour l’Histoire et de ne rien édulcorer du drame qui ensanglantait le monde – ce qui contredit quelque peu la thèse d’une « vision simpliste du monde », soutenue en son temps par le britannique Midas Dekkers dans les pages du Collectionneur de bandes dessinées (n° 60/61, hiver 1988/printemps 1989, p. 17).
En revanche, il n’est sans doute pas mauvais de rappeler cette information donnée par un certain Jean-Marie Guieu dans le même Collectionneur (n° 112, hiver 2007-2008, p. 29) : un an avant de signer La Bête est morte et de s’y rallier au gaullisme, le même Victor Dancette avait signé, chez le même éditeur, un ouvrage intitulé Il était une fois un pays heureux, à la gloire… de Pétain !
Une zone d’obscurité subsiste autour de La Bête est morte, et elle concerne la réception de l’œuvre. On sait que les deux tomes de l’édition originale furent rapidement réimprimés (mais quels avaient été les tirages ?), puis réunis en un seul volume, et que La Bête connut des traductions néerlandaise et anglaise. Mais on n’a guère de témoignage sur la manière dont cette bande dessinée fut reçue, et l’on ne peut que s’étonner du fait qu’elle semble avoir assez rapidement été oubliée.

Calvo s’inspire de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix pour évoquer la Libération de Paris. Il remplace Notre-Dame par le Sacré-Cœur.
Florence Cestac (qui, avec Etienne Robial, avait accompli un remarquable travail dans les années 1970 en rééditant, à l’enseigne de Futuropolis, les œuvres de Calvo alors complètement tombé dans l’oubli) et moi-même avons modestement joué un petit rôle dans toute cette affaire. En effet, la finalisation de la vente des planches de La Bête est morte à la BnF était bloquée par une clause suspensive. Aucun acte officiel n’ayant été signé lors du partage de l’héritage entre Franck Laborey et son frère, il convenait d’établir juridiquement son droit à s’en défaire. Florence et moi avons témoigné devant notaire que nous connaissions bien Franck Laborey et avions connu sa mère Anny et que tous deux ont toujours agi publiquement en tant qu’uniques héritiers et possesseurs des originaux de Calvo. Grâce à cette double attestation, la transaction a pu être conduite à son terme.

									