Une bande dessinée qui a été réalisée il y a près de deux cents ans, et qui a été abondamment commentée, n’a pas pour autant livré tous ses secrets. Autographié et publié en 1837, en même temps que Les Amours de Mr Vieux-Bois, Mr Crépin était une histoire en estampes de Rodolphe Töpffer que l’on croyait sans mystère. Elle compte 88 pages totalisant 171 vignettes et relate, rappelons-le, les difficultés que rencontre un bourgeois dans l’éducation de ses onze enfants, qu’il veut mettre « dans la voie du travail et de l’honnêteté ». Les précepteurs qu’il engage les uns après les autres (les Bonichon, Fadet et autres Craniose) agissent chacun selon un système dogmatique et invariablement le déçoivent. Il confie finalement ses enfants à l’institution Bonnefoi, « où la méthode est de faire comme on peut et pour le mieux ». Töpffer avait certainement une tendresse particulière pour son héros, puisque sa correspondance révèle qu’il caressait le projet d’un Mr Crépin à Vichy, resté sans suite.

Si la figure de ce père de famille bien intentionné était née « d’un bond de plume tout à fait hasardé », voici qu’un livre récemment publié à Genève par les éditions Nicolas Junod révèle qu’il s’agirait en vérité d’un livre à clé, dont les protagonistes avaient des modèles réels dans l’entourage même de Töpffer. Jusqu’à présent, il n’y a que pour l’Histoire d’Albert que l’on connaissait la personne réellement visée à travers ce double de fiction : il s’agissait, c’est de notoriété publique, de James Fazy, leader du parti radical et adversaire politique de Töpffer à Genève. Mais il ne faudrait pas oublier que l’inventeur de la bande dessinée était, entre autres choses, le fondateur et directeur du pensionnat qui portait son nom, dont les élèves vivaient sous son toit. (Pour ouvrir l’établissement, Töpffer avait emmené quelques élèves du pensionnat Heyer, où il était jusque-là employé comme maître d’école, et avait d’abord loué, le 3 octobre 1824, un appartement dans la maison Vernes, avant de faire l’acquisition d’un bel et vaste édifice au 14 de la promenade de Saint-Antoine, où il pouvait accueillir et loger jusqu’à 40 élèves.) Les questions d’éducation le concernaient donc au premier chef ; sans nul doute il fréquentait ou connaissait les professeurs en poste dans les autres pensionnats de la ville. De là à s’inspirer de certains d’entre eux et à les tourner en dérision dans une bande dessinée…

La promenade de Saint-Antoine dessinée au lavis, vers 1820, par Wolfgang-Adam Töpffer, le père de Rodolphe.

Ce qui accrédite cette thèse, c’est la découverte, chez un libraire anglais, dans un exemplaire de l’édition originale de Mr Crépin, d’une note manuscrite non signée insérée dans la reliure, ayant pour titre « Clé à Crépin ». Cette note « avance l’hypothèse que les principaux personnages de l’histoire seraient M. et Mme Venel, les élèves et certains enseignants de l’institut créé par Henri Venel au début des années 1830 ».  L’exemplaire en question aurait appartenu à Andrew Fairbairn, un anglais qui fut élève à la pension Töpffer de 1837 à 1842, et lui aurait été offert par Charles Töpffer, le fils cadet de Rodolphe.

Page de l’« Essai de physiognomonie » (1845) dans laquelle Töpffer relate l’invention de M. Crépin

Dans la nouvelle édition de Mr Crépin récemment proposée par les éditions Junod, une introduction longue d’une cinquantaine de pages, très érudite et abondamment illustrée, écrite par M. Claude Brulhart (responsable du design urbain à Genève), s’efforce de tirer tout le profit possible de la fameuse note, qui identifie notamment Bonichon à un certain Frédéric Edouard Sillig, sous-maître de M. Venel, Fadet à Edouard Olivier et Craniose à Philippe Fazy Meyer, lequel enseignait la phrénologie et n’était autre qu’un cousin de James Fazy. Pour chacune de ces personnalités, les informations biographiques existantes sont réunies, l’iconographie disponible mobilisée. Et sans aboutir à aucune conclusion catégorique, l’auteur réussit à nous convaincre qu’en effet Töpffer avait des modèles en tête, qui sans doute n’auront pas particulièrement apprécié leur avatar dessiné pour le moins moqueur.

Pour conclure ce billet, je ne résiste pas à la tentation de montrer ici le mur orné par Exem que l’on peut admirer sur l’un des paliers de l’hôtel Ibis Styles Genève Carouge, un établissement à thème dont toutes les parties communes et toutes les chambres ont été décorées par sept dessinateurs genevois (j’y ai dormi dans une chambre confiée à Zep). Exem, en effet, y représente M. Crépin au milieu d’une scène composite où foisonnent les références à des célébrités du neuvième art.

[ Claude Brulhart, M. Crépin de Rodolphe Töpffer : une histoire à clé, Nicolas Junod, CHF 48. ]

(photo Thierry Groensteen)