Les métiers de gouacheur, retoucheur, adaptateur, dessinateur de compléments… sont quelques-uns de ceux auxquels l’industrie de la bande dessinée a eu recours et qui demeurent extrêmement mal connus. C’est pourquoi le témoignage de première main consigné par Benoît Bonte dans son ouvrage Planète Arédit (paru en octobre 2024, coédité par PLG et Néofélis éditions) est d’un grand intérêt. Avant de publier quelques albums chez Lefrancq, Soleil et BD Music, Bonte a « tâcheronné » chez Aredit. Comme le souligne le sous-titre de son livre, il a vécu l’aventure éditoriale d’Artima-Arédit de l’intérieur.

À l’attention de ceux qui n’ont pas connu cette époque, il faut sans doute commencer par rappeler brièvement ce qu’a été cette entreprise d’édition, spécialisée dans la bande dessinée au format de poche, qui, s’étant adjugée l’exclusivité pour la France de nombreuses séries DC et Marvel, popularisa en France les comics américains, tout en générant quelques créations mémorables (telles Vigor et Météor, des frères Giordan) et en important le Panda du Néerlandais Marten Toonder. Artima vit le jour en 1943, à Tourcoing. Son nom était une contraction de « ARTisans en IMAgerie », ce qui s’annonce déjà comme tout un programme, mais qui s’explique par le fait que l’artisanat était alors le seul domaine dans lequel les occupants allemands toléraient la création d’entreprises (cf. p. 26). Après son rachat par les Presses de la Cité, la société prit le nom d’Arédit et c’est à compter du milieu de cette décennie que les comics américains d’importation prirent le pas sur les créations françaises (que signaient notamment Dansler, Gire, Cazanave, Le Rallic et Brantonne) et européennes. L’aventure prit fin en 1989.

Benoît Bonte intégra le studio dessin d’Arédit en 1980. Dans son livre, il se fait l’historien d’Artima-Arédit – tout en confessant, p. 273, qu’il « n’a jamais conçu un grand intérêt pour les petits formats (encore moins pour les superhéros…) » – mais les chapitres les plus intéressants sont bien ceux qui témoignent de son expérience personnelle : « Souvenirs d’un dessinateur de compléments » (p. 273-299) et « L’usine à BD » (333-378). Cette dernière appellation serait justifiée par « une organisation quasi fordiste » (p. 334). Documents à l’appui, l’auteur explique le processus de réalisation d’une histoire – qui, quelquefois, peut résulter d’un mélange entre des éléments empruntés à deux ou trois récits différents de Marvel ou DC. Chaque case du comics d’origine était numérotée, et nombre d’entre elles faisaient l’objet d’une censure partielle ou complète, le plus souvent en raison d’une violence jugée excessive.

D’autres séquences pouvaient être retirées simplement pour « s’ajuster à la pagination ». La page que publiera Arédit est donc presque toujours le résultat d’un collage entre des éléments prélevés, qu’il faut adapter au format ou compléter pour combler les « manques ». C’est le travail des monteuses (qui indiquent aussi les emplacements où viendront se positionner les textes), à la suite duquel la page passe entre les mains du dessinateur de compléments, dont on attend qu’il respecte le style d’origine (autrement dit qu’il le pastiche) et qu’il soigne les raccords. Lucide, Bonte s’autorise cette observation : « Autant dire qu’une fois sur deux, la planche, telle que conçue initialement par des professionnels, dont le métier est de rechercher l’efficacité dans la mise en page et le cadrage, y perd tout impact visuel et structure narrative » (p. 339). Le point de vue juridique sur le respect de l’intégrité de l’œuvre ne semble pas avoir été une préoccupation.

Extrait de "Conan" n° 3 (1978) : "Miroirs mortels"

Planche démontage avant et après intervention du dessinateur de compléments. Extrait de « Conan » n° 3 (1978) : « Miroirs mortels »

Il note aussi que « la nature des difficultés est variable selon le type de récits. (…) les choses se corsent quand il s’agit des bandes de guerre dessinées par Russ Heath : un cauchemar de hachures et de croisillons à prolonger. » (p. 343) « … selon la manière dont certaines cases ont été agencées, l’importance de la surface à remplir et le style parfois complexe des dessins d’origine, les compléter peut se transformer en casse-tête. » Et de concéder : « Pour les scènes d’intérieur, on use et on abuse de rideaux, plantes vertes, pans de murs (avec ou sans cadres), portes, fenêtres ou tout autre artifice (même des aplats noirs : pourquoi se gêner ?) destinés à occuper une partie plus ou moins importante de l’image. Lors d’une attaque de pirates, les mâts se brisent et les voiles se déchirent au premier plan, privant le lecteur des détails de l’assaut. Dans les histoires de guerre, on multiplie les explosions et l’on recourt aux gaz les plus occultants. » (p. 345)

Il faut se souvenir de ce miracle : avec toutes leurs imperfections, ces bandes dessinées expurgées, traficotées, rapiécées, si approximatives fussent-elles, n’en parvenaient pas moins à passionner leurs jeunes lecteurs.